Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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En présence d'un clown


/ 1997

03.11.2010
 



LE TEMPS DÉRANGÉ





Jean-Luc Godard écrit dans Bergmanorama, un texte publié aux Cahiers du cinéma en 1958 : « Un film d’Ingmar Bergman, c’est, si l’on veut, un vingt-quatrième de seconde qui se métamorphose et s’étire pendant une heure et demie. C’est le monde, entre deux battements de paupières, la tristesse entre deux battements de cœur, la joie de vivre entre deux battements de mains. ».

Dans l’espace-temps inventé par le cinéma où, contrairement à la peinture, le champ visuel cède à l'empire du temps, le procédé majeur de la mise en scène d’Ingmar Bergman est impitoyablement carcéral. Il enferme le visage de l’acteur dans un resserrement extrême du cadrage. Sa caméra, telle une porte verrouillée, compose un quatrième mur qui empêche tout contact entre les personnages.

Plongé dans un isolement extrême, l’acteur est condamné à intégrer et digérer les influences extérieures de l’intrigue. Magnifique torture de cinéma d’où s’échappent comme l’écrit Godard d’une façon romantique : « La tristesse entre deux battements de coeur, la joie de vivre entre deux battements de mains. ».

Tristesse et joie de vivre, douleur et euphorie, névrose et sexualité, écrasement par les schémas sociaux (religion, couple, famille), élévation littéralement « art-ificielle » procurée par l’illusion du spectacle. Toutes ces agitations humaines, maigres paravents, trahissent le grand thème de l'œuvre de Bergman : la peur de la solitude. Pour contrer cette fatalité universelle, seul l’art de la représentation dans l’univers du cinéaste suédois peut apporter un détournement d’attention à cette malédiction. Chimère aussi brève que complexe dans En présence d’un clown, son avant-dernière aventure audiovisuelle.

Les petits écrans du grand cinéaste

Les films de cinéma d’Ingmar Bergman forment, à la façon de la partie visible de l’iceberg, la plus petite partie de sa production artistique. De ses premières mises en scènes théâtrales pour amateurs en 1938 à la publication de Trois journaux en 2004 où il évoque la maladie et la mort d’Ingrid Thulin, l’une de ses épouses égéries, le théâtre et la littérature gagnent en quantitatif sur le cinéma.

La création télévisuelle de Bergman compte une vingtaine d’oeuvres. Elle commence en 1957 avec Monsieur Sheerman et se clôt en 2003 avec Saraband qui réunit les personnages de Scènes de la vie conjugale, série fleuve sentimentale de 1973 couronnée de succès avec trois millions de spectateurs suédois, soit la moitié du pays devant son téléviseur !

Le petit écran va définitivement remplacer le grand lors de l’aventure la plus dispendieuse du cinéaste : Fanny et Alexandre. Les six millions de dollars, la soixantaine d’acteurs et les milliers de figurants engagés par une coproduction internationale et l’Institut suédois du Cinéma poussent l’artiste à réaliser une série de 5 heures 30 pour la télévision. Elle est réduite à 3 heures 08 pour le cinéma. La cruauté de certaines coupes enrage tant Bergman qu’il annonce la clôture de sa carrière cinématographique malgré l’Oscar du meilleur film étranger en 1982.

Trois œuvres cathodiques se dégagent de la dernière période du réalisateur : Après la répétition, En présence d’un clown et Saraband. En quoi se distinguent-elles des œuvres cinématographiques ?... En presque rien puisque chacune est imprégnée de l’univers du théâtre où évoluent des héros vieillissants taraudés par une grande inquiétude artistique. En présence d’un clown est d’abord écrit par Ingmar Bergman pour le théâtre en 1993 sous le titre de S’agite et se pavane, mais jamais la pièce ne verra le jour sur les planches suédoises. En 1997, elle inspire à son auteur un huis clos en vidéo qui conserve sa structure dramaturgique en trois actes.

Présenté en 1998 au Festival de Cannes dans la sélection Un certain regard, le téléfilm est diffusé sur Arte et France 3, puis sombre dans l’oubli. Jean Narboni, critique et ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma écrit en 2008 dans son essai En présence d'un clown, d'Ingmar Bergman : voyage d'hiver : « Ce désintérêt est pour moi un grand mystère, car je tiens ce film pour l'un des plus beaux et des plus surprenants de Bergman. On y trouve un art de l'impromptu quasiment sans équivalent dans son oeuvre. Toutes les scènes s'y terminent mieux qu'elles ne commencent. La noirceur métaphysique, la négativité des pulsions y sont constamment battues en brèche par une élévation de l'âme vers la joie, par une résolution qu'on pourrait qualifier de libertaire. ».

L’euphorie de la folie parvient ici à tenir tant mal que bien la dragée haute aux affres de la déchéance. C’est pourquoi En présence d’un clown est plus testamentaire que Saraband tant il réunit à foison les obsessions bergmaniennes : le corps face à la mort, le couple et ses violences, la vie pathétique transformée en spectacle, les névroses humaines transcendées par le credo de la création.

S’agite et se pavane

Le titre de la pièce de théâtre S'agite et se pavane est issu de Macbeth de William Shakespeare : « La vie est un fantôme errant, un pauvre comédien qui s'agite et se pavane une heure sur scène. Une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien. ». Le contenu fantasque d’une telle référence permet toutes les libertés narratives. Celles-ci nous transportent en 1925 dans un hôpital psychiatrique suédois où deux hommes poursuivent une utopie avec exaltation. D’un côté, l’ingénieur Carl Akerblom, un inventeur méconnu qui se prend pour le frère spirituel de Franz Schubert. De l’autre, le professeur Osvald Vogler, fondateur d'un mouvement revendiquant le droit de péter en liberté ! Les deux compères à l’âme enfantine pactisent autour d'un projet révolutionnaire : l’invention du cinéma parlant grâce à la présence de récitants cachés derrière l’écran pour offrir la parole au cinéma muet !

Ils échafaudent un scénario mélo contant les amours de Franz Schubert atteint de syphilis avec une certaine Comtesse Mitzi, prostituée demeurée… vierge ! Rejoints par Pauline et Emma, leurs épouses jadis battues, Carl et Osvald passent à l'action. Ils quittent l’asile comme par enchantement et se retrouvent sur une scène de théâtre, arène de prédilection de toutes les obsessions du réalisateur, carrefour de passions où les acteurs mêlent jusqu’au vertige des histoires de scènes et de coulisses.

Le théâtre, catharsis d’un monde où toutes les libertés semblent permises, est le parfait antidote au rigorisme protestant dont souffre Bergman enfant. Né le 14 juillet 1918 à Uppsala où se déroule l’intrigue d’En présence d’un clown, le petit Ingmar grandit dans un foyer luthérien des plus rigides entre un père autoritaire et brutal, une mère frustrée qui masque son amour. L’enfant hait son frère et méprise sa sœur. Son seul exutoire : un refuge dans l’imaginaire où il cultive le mensonge jusqu’à frôler la schizophrénie. Dans son autobiographie Laterna Magica, Ingmar Bergman décrit son oncle, rare figure aimante de son entourage : « Affectueux et câlin comme un gros chien, libidineux et urinomane, mais surtout inventeur prolixe. ». Cet oncle, passionné de Schubert et dont les nerfs fragiles le conduisent plusieurs fois à l'asile, fait découvrir le cinéma à l’enfant émerveillé. Le réalisateur lui rend un premier hommage dans Fanny et Alexandre sous les traits de l’oncle pétomane. Il le ressuscite dans la peau du personnage principal d’En présence d’un clown : Carl Akerblom.

Le caractère de cet être excentrique allié à l’influence shakespearienne offre un art du mélange où la naïveté du bricolage scénique épouse un grand désordre bigarré. La réalité grise des murs de l’hôpital côtoie le blanc et le bleu cliniques, couleurs de la mort au look carnavalesque. Quant aux lumières or du théâtre, elles actionnent la pulsion créatrice symbolisée par la magie de l’électricité, mais entraînent aussi le syndrome d’échec caractérisé par les flammes de l’incendie.

La mort enculée

La mort omniprésente chez Ingmar Bergman ne promet pas une éternité rédemptrice ou infernale, n’évalue pas les fautes commises ici-bas mais se contente de constater la complexité de la culpabilité qui en découle. Dédale tordu dont s’amuse avec distance la mort bergmanienne. Dans En présence d’un clown, elle apparaît sous les traits du clown blanc Rigmor. Hésitant entre pas de danse et démarche ridicule, elle avance ses longs ongles noirs vers une pomme rouge telle la sorcière de Blanche-Neige. Si la mort chez Walt Disney est sombre comme la nuit, elle est immaculée comme la poudreuse suédoise chez Ingmar Bergman.

Rigmor n’est pas sans rappeler le clown blanc de La nuit des forains réalisé en 1953. Grotesque, il tire à bout de bras sa femme qui a osé se baigner nue devant une garnison de soldats. Dans cette séquence, Bergman sature la lumière laiteuse, multiplie les prises de vue acrobatiques, perturbe le montage. Cette distorsion formelle montre le calvaire mental de la jalousie.

Plus frontale encore, la célèbre mort du Septième sceau incarné par Ben Ekerot en 1957. Le réalisateur s’empare de l’imagerie traditionnelle en s’inspirant d’un détail de la fresque de l’église de Täby à Stockholm où la camarde est représentée par un squelette. Il affuble Ben Ekerot d’une cape sombre à large capuche. Crâne chauve et visage livide, le spectre avec sa faux éprouve un preux chevalier lors d’une partie d’échec. Malgré son accoutrement sulpicien, il invite au respect. Dans En présence d’un clown, il n’en est rien tant la mort est grimaçante, provocatrice et… sodomite ! Ingmar Bergman ne se gêne pas pour donner au personnage de Carl Akerblom l’opportunité d’enculer la mort. Magnifique pied de nez d’un artiste âgé de 80 ans lors du tournage !

Bizarrement, Jean Narboni n’évoque pas dans son essai le passage furtif de Rigmor dans l’acte II. Pendant le spectacle donné par la petite troupe de Carl Akerblom, la mort entrouvre au ralenti le rideau rouge pendant que le personnage de Franz Schubert fond en larmes et chuchote deux fois : « Je sombre… ». Puis, le clown disparaît lentement derrière les décors. Cette ellipse impromptue montre que la mort rôde partout. Elle écarte le spectateur du fil de la narration. Ce détournement d’attention altère l’allégresse des amateurs transportés par le spectacle vivant.

Il est impossible de ne pas reconnaître le fantôme d’Ingrid Thulin décédée en 1995 à travers le masque blanc de l’actrice Agneta Eknammer, fantastique Rigmor. Dans le making off de Saraband, Bergman confie : « Depuis longtemps, je vivais avec la peur de mourir et j’avais écrit entre autres Le septième sceau à cause de cette peur. Cette expérience m’a apaisé. Mais quand Ingrid est morte, tout ça est devenu extrêmement compliqué. Je me disais : « Si c’est comme ça, je ne la reverrai plus jamais. J’aimais bien l’idée de la mort comme définitive, comme le passage entre l’être et le néant. Mais ne plus jamais revoir Ingrid m’était impensable ! ».

Voyage d’hiver

Les circonstances dans lesquelles Franz Schubert contracte la syphilis demeurent mystérieuses. Quelques archives médicales prouvent que le musicien est entré à l’hôpital en 1823. Les effets de cette maladie grave étaient alors connus. Schubert savait sans nul doute qu’il risquait de succomber à une mort lente et douloureuse.

Le Joueur de vielle est le dernier Lieb du Voyage d’hiver composé par Franz Schubert en 1827, un an avant d’être emporté par la fièvre typhoïde. Les paroles écrites par le poète romantique allemand Wilhem Müller racontent l’errance d’un joueur de vielle usé par le temps. Ses pas sont engourdis dans la neige. Ses doigts gelés. Pourtant, il ne cesse de jouer malgré son escarcelle vide. Le chanteur emprunte les pas du mendiant. La mélodie se termine par ces deux interrogations : « Etrange vieillard dois-je aller avec toi ? Voudrais-tu faire tourner ta vielle pour mes chants ?... ».

Dès le premier plan du film, les doigts boudinés de Carl Akerblom posent l’aiguille d’un gramophone sur un disque épais. Sa main quitte l’écran. Seule, l’introduction du Joueur de vielle résonne à nos oreilles. Le pianiste Philippe Cassard, spécialiste de Schubert et de Brahms, est ébahi par l’utilisation de la musique dans En présence d’un clown : « Ingmar Bergman nous oblige à écouter l’introduction du dernier lieb de Schubert. Il ne nous donne pas la possibilité de nous évader, ou de regarder tel ou tel coin de son plan : il nous fait écouter par la monotonie même du tourne-disque. Il n’y a rien d’autre à voir. Il n’y a rien d’autre à faire, pour nous spectateurs, que d’écouter. Le plus souvent au cinéma, la musique est un accessoire ou un élément parmi d’autres : elle est là ou elle n’est pas là, mais on ne s’interroge pas. Ici, Bergman nous impose d’écouter. ».

L’introduction du lieb dirigé par la main de Carl Akerblom ponctue à intervalles irréguliers les trois actes du film comme si l’inventeur fou désirait bousculer le temps. Le déprogrammer entre rêve et réalité, folie douce et dépressive déraison, pépite d’euphorie et immense mélancolie.

Jean-Luc Godard écrit dans Bergmanorama : « Ingmar Bergman est le cinéaste de l’instant. Chacun de ses films naît dans une réflexion des héros sur le moment présent, approfondit cette réflexion par une sorte d’écartèlement de la durée, un peu à la manière de Proust. ».

Marcel Proust tente de retrouver le temps dans le dernier tome d’A la recherche du temps perdu. Bergman désire-t-il en faire autant avec En présence d’un clown ?... En diversifiant les champs narratifs, en tordant l’esprit de vieillards juvéniles et de fantômes grotesques, le cinéaste s’emploie sans relâche à réinventer la notion de temps en la traumatisant jusqu’à un point de tension aussi fragile que parfait. Celui du dernier plan en plongée où Carl et sa femme, enlacés sur un lit d’asile, semblent flotter dans la lumière blafarde du monde de Rigmor. Dorment-ils ? Sont ils morts ?... Peu importe, au-delà du pathétisme, ils sont allés au bout d’eux-mêmes, au bout de leur rêve de création. Dérangé par le génie d’Ingmar Bergman, le temps, à défaut d’offrir l’éternité, préfère se suspendre.
 
Benoit

 
 
 
 

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