David Lynch, Lion d'or et Palme d'or, n'a pas tourné de long métrage depuis 2006. Une longue absence. Heureusement il nous a offert une suite à Twin peaks pour la télé. Et on peut voir ses photos fétéchistes dans l'exposition de Louboutin au Palais de la Porte dorée. Il vient aussi de terminer un court métrage. Elephant Man ressort cette semaine en salles.



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OMBRES ET LUMIÈRE





« L’artiste est une figure irremplaçable dans notre société : un homme qui peut parler selon sa propre conviction, qui peut révéler et éduquer, qui peut exciter ou apaiser et, à tous égards, communiquer avec des êtres semblables. (…) Sans la créativité de l’expression individuelle, nous sommes livrés à un médium de fantaisies insignifiantes qui n’apporte rien sinon une touche de distraction dans un monde déjà distrait. »
- John Cassavetes, in Film Culture, 1959

Né à New York en 1929, John Cassavetes avait tout pour être le nouvel enfant chéri de Hollywood : physique charismatique avec juste ce qu’il faut d’étrangeté – son père est grec – sourire narquois, jeu moderne. Un rôle marquant dans une série le lance (Johnny Stacatto, 1959-1960). Pourtant malgré quelques prestations remarquables, du western Libre comme le vent (Robert Parrish, 1956) à Rosemary’s baby (Polanski, 1968) en passant par Les Douze Salopards (Aldrich, 1967), il se détourne d’une carrière d’acteur qui le déçoit moins parce qu’il n’aime pas faire l’acteur – il joue dans la plupart de ses films – que parce qu’il fuit un chemin tout tracé. En parallèle de rôles qu’il accepte pour financer ses films, il réalise en effet le cinéma qu’il aimerait voir, loin d’un Hollywood normalisant : chacun de ses films a beau être unique, il est le jalon d’une œuvre d’une cohérence en forme de manifeste. Le style réaliste, direct, souvent associé à la Nouvelle Vague française, est inséparable d’une méthode : c’est avec ses amis, avec sa femme, Gena Rowlands, dans sa maison, avec peu d’argent et en dehors du circuit hollywoodien que Cassavetes réalise ses films. Ce qui frappe durablement à revoir cinq de ses films essentiels, c’est son extraordinaire faculté à construire des scènes comme des coups de poing, de vrais cadeaux pour les acteurs d’abord, mais aussi des dépassements du cinéma par lui-même tant les artifices se délitent peu à peu pour donner place au mouvement de la vie elle-même.

Scène 1 : Les lumières de Shadows (1959)

C’est d’une seule scène qu’est né Shadows lors d’un atelier d’improvisation avec des acteurs amateurs. Le petit ami de Leila rencontre Hugh, un des deux frères de la jeune femme. Leila a la peau claire, très claire, mais Hugh est noir, très noir. Tony comprend alors que la jeune femme est métisse et s’enfuit. Racisme ordinaire ? Le film ne se réduit jamais à une expérience sociologique, ni à une dénonciation. Au contraire, il faut voir comment Cassavetes fait du troisième frère qui fuit son origine (Ben, blanc lui aussi) le pivot du récit, et surtout comment il filme la scène clef : Tony passe dans l’ombre et devient plus sombre que Hugh qui lui, en pleine lumière, paraît soudain d’une blancheur immaculée. La force visuelle et sonore de Shadows surprend à chaque plan, donnant l’impression que le film s’invente sous nos yeux. Car le film s’inscrit dans son époque pour mieux tracer un portrait à trois voix complexe et saisissant : Hugh et Ben sont musiciens, le jazz est omniprésent donnant le la.
Shadows est une mélopée urbaine qui passe de scène en scène comme un morceau passerait de solo en solo. La brutalité du montage (les jump-cuts), le noir et blanc charbonneux, le mouvement des corps, tout rend l’intrigue moins lisse, enlève une forme de fluidité, pour reconstruire (déconstruire ?) le battement même de New York. Si le film est le plus sauvage de Cassavetes, il est néanmoins une filature précise et bouleversante de ses personnages. La première version du film, réalisé en 1957 et admiré par les cinéastes expérimentaux de l’époque, suit davantage le personnage de Ben, plus libre et plus extérieur au récit – puisqu’il fuit justement cette question du noir et blanc, de son origine. Mais mécontent de cette version décrite comme un poème urbain qu’il ne juge pas assez à l’écoute des personnages et où il est trop « amoureux de sa caméra », Cassavetes décide de couper, d’écrire de nouvelles scènes et de retourner le film qui deviendra Shadows. Loin d’être une pure improvisation – comme trop souvent l’histoire le retient – c’est un film voulu, construit et finement pensé de bout en bout comme une exploration de l’origine même de la matière cinématographique, le corps de l’acteur.

Scène 2 : Corps et chaos, Faces (1968)

Si Shadows est tourné dans un élan de liberté, Faces succède à deux expériences hollywoodiennes malheureuses. Ayant cru pouvoir créer un espace de liberté au sein d’un carcan hollywoodien, Cassavetes se mord les dents et renie Too late blues / La Ballade des sans-espoir (1961) et Un enfant attend (1963), deux films pourtant plus que dignes d’intérêt. Il réalise donc Faces contre. Il faut aller plus loin, ou plutôt détruire de l’intérieur le cadre bourgeois (du cinéma, entre autres). C’est ainsi qu’il pousse la durée des scènes jusqu’à la cassure, jusqu’aux retournements les plus inattendus. Le récit se déroule en une nuit de la vie d’un mari et de son épouse au bord de la rupture. Richard (John Marley) retrouve Jenny, une prostituée (Gena Rowlands), tandis que Maria (Lynn Carlin) sort avec trois amies et rencontre dans un bar Chet, un jeune gigolo qu’elles ramènent à la maison (l’ami de toujours, Seymour Cassel). Dans les deux cas, l’espace de l’appartement devient le lieu d’une déconstruction, mieux la révélation d’un chaos qui n’attendait qu’une étincelle pour flamber. Quand Maria et ses amies se retrouvent chez elle avec Chet, la plus âgée danse avec le jeune homme le caressant aux yeux de ses amies. La scène, d’abord franchement amusante, dure au point de devenir gênante : la femme, ivre, révèle son manque d’amour, son désir d’être tenue dans des bras ; c’en est trop pour ses amies finalement pas si compréhensives, et la fête se finit brutalement. Ce passage du rire aux larmes, du grotesque au pathétique, est d’ailleurs le mouvement constant du film : il faut voir l’incroyable rire de Maria / Lynn Carlin quand le mari lui annonce qu’il veut divorcer ; et ce rire de durer, de durer, de durer.
Faces, au-delà de ses gros plans qui lui donnent son titre, est avant tout le film du mouvement incontrôlé du corps, un corps qui ne s’appartient plus, qui se jette, qui danse à en perdre la raison, qui vomit dans une perte désespérée d’énergie. Il aura fallu six mois de tournage et trois de montage pour que Cassavetes parvienne à trouver le juste rythme de ce film chaotique et éruptif. Filmé par André S. Labarthe dans un documentaire de la série Cinéaste de notre temps, dans une première partie, Cassavetes filme, jouant avec sa caméra au sol comme un enfant ; dans la seconde, trois ans après, il est comme vidé, vieilli, ayant dû accepter des rôles hollywoodiens pour financer la fin du montage : entre les deux, il y a l’expérience Faces, ce don d’énergie brute dans lequel le corps des acteurs et celui du metteur en scène ne font qu’un.

Scène 3 : Le portrait d’Une femme sous influence (1975)

Après le cri déchirant qu’est Husbands (1970) et la comédie mélancolique et utopiste Minnie and Moskowitz (1971), John Cassavetes offre à sa femme un des plus grands rôles jamais donné à une actrice. C’est aussi la première fois dans sa filmographie qu’un seul personnage porte un film : comme le titre l’indique, il s’agit d’un portrait. C’est donc cette fois un personnage qui fait scène. Au beau milieu d’un conformisme pas si bourgeois – le mari, Peter Falk, est chef de chantier – Mabel veut être aimée. Elle ne le dit pas, elle n’en a pas besoin : tout son corps, toutes ses actions le crient. Délaissée, elle sort dans des tenues improbables qui disent sa frustration (des robes qui sont aussi courtes que des chemises) ; et quand elle reçoit enfin son mari et ses ouvriers, elle leur cuisine des spaghettis dans une scène mémorable : elle s’approche d’un des hommes en lui demandant entre deux bouchées de chanter pour elle ; toute la tablée s’arrête, sourit, son mari la prie d’arrêter, mais Mabel n’arrête pas, elle poursuit sa demande jusqu’à la folie. Elle transforme tout en scène tragicomique, seul moyen pour elle de communiquer. Dans un moment d’une poésie rare, elle organise un anniversaire d’enfant et demande à tous les enfants de danser sur le Lac des cygnes. Un parent outré reprend son enfant… Folle, Mabel ? Et si c’était le monde entier qui était fou et qu’elle n’en était que la victime ? C’est la force du regard de John Cassavetes et du jeu de Gena Rowlands : aller au bout d’une empathie qui dépasse les préjugés et nous amène dialectiquement à penser cette folie comme une révolte contre la société.

Scène 4 : Déjouer le film noir, Meurtre d’un bookmaker chinois (1978)

Cosmo Vitelli (Ben Gazzara, autre jalon de la famille Cassavetes) est prisonnier de ses dettes de jeu et doit tuer un bookmaker chinois en guise de remboursement. La réécriture du film noir est fascinante, car d’une ligne toute faite, archétypale, Cassavetes fait un parcours toujours surprenant. Vulgaire patron de boîte de strip-tease, Cosmo est transporté dans un univers, un film, qui n’est pas le sien. Tout est donc fait sur la scène qu’il ne peut pas jouer. Puisqu’il ne peut pas tuer, comment retarder l’événement pourtant inéluctable ? Il achète des hamburgers et des somnifères pour droguer les chiens méchants du bookmaker, il s’arrête dans des cabines pour appeler son club et suivre les numéros des filles… Cette dramaturgie d’une grande modernité a influencé plus d’un cinéaste – Larry Clarke et Abel Ferrara en tête reconnaissent volontiers leur dette envers ce film – mais plus que le morceau de bravoure, c’est une nouvelle fois le portrait d’un personnage qui bouleverse. Peut-être est-ce aussi que le réalisateur fait son autoportrait face à des créanciers / Hollywood. Si Cosmo est l’apanage de la vulgarité, s’il est vêtu d’un costume blanc clinquant, s’il ne jure que par le style, il y a aussi du sublime en lui ; et c’est cette part-là, à coups de contrejours, de flairs qui rendent l’image d’une beauté crasseuse, de plans qui durent sur le parvis de la boîte, que traque Cassavetes.

Scène 5 : Mise en abyme, Opening Night (1978)

Art poétique de toute son œuvre, Opening Night est un hymne au travail et au don de l’acteur. Cassavetes donne à Rowlands le rôle d’une actrice célèbre vieillissante qui n’arrive pas, qui se refuse à jouer le rôle… d’une actrice vieillissante. Myrtle Gordon se traîne par terre, crie, pleure, et boit à n’en plus finir, sous le regard d’une troupe tout aussi perdue qu’elle. Elle invoque même le fantôme d’une jeune fille morte qu’elle idéalise comme sa jeunesse enfuie… Myrtle, comme la Mabel d’Une femme sous influence, joue et rejoue une même scène traumatique, celle de la mort au travail (d’un amour, de soi-même). Il n’est pas innocent que son partenaire sur la scène de théâtre soit interprété par John Cassavetes lui-même. La scène qu’ils doivent jouer est une scène que les personnages du film ont peu ou proue vécu dans la vie d’avant. Alors Myrtle essaie de trouver le geste juste : refuser une gifle en se jetant par terre, menacer de frapper son partenaire, sortir de scène et même ne pas venir du tout… Ce qu’elle cherche ? Elle le dit pourtant clairement : l’espoir. Alors entre désespoir total et folle énergie, elle invente un geste. Un geste dérisoire et ridicule. Un geste pathétique et sublime, une fois encore.
Pas étonnant qu’Opening Night soit celui de ses films que Cassavetes lui-même préférait, car, outre qu’il offre à sa femme sa plus belle performance, il réconcilie l’espoir avec la question de tout son cinéma : « Qui suis-je ? » Qui suis-je, moi qui suis blanc de peau et noir de sang (Ben et Leila), ayant aimé mais sans plus d’amour (Maria et Richard), folle mais ayant raison de me révolter (Mabel), amateur de style et prisonnier du monde de l’argent (Cosmo Vitellin), sans cesse en train de vieillir, à la fois moi et une autre (Myrtle Gordon) ? Car c’est l’humain et son profond sentiment d’étrangeté à lui-même qui est au cœur de toute l’œuvre.

Après Opening Night, Cassavetes poursuit son exploration du film noir pour une expérience hollywoodienne réussie (Gloria, 1980), livre un film testament dans lequel il joue le frère de Gena Rowlands (Love Streams, 1984) et termine un tournage à la demande de son ami Peter Falk pour une farce de commande (Big trouble, 1986). Dans ses douze films – chiffre religieux s’il en est – il donne son corps même, une énergie vitale qui le quitte trop tôt : il meurt d’une cirrhose du foie en 1989. Sa dernière image d’acteur, dans Love streams, est la plus révélatrice : il y joue le rôle d’un écrivain qui erre la nuit dans les bars à la recherche d’un visage qui lui ouvrirait la porte d’une histoire, comme pour en capturer la vie ou la lui rendre, comme pour saisir l’ici et maintenant dans un regard, un sourire, un rictus, une larme – ou peut-être tout cela à la fois.



martin


 
 
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