Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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Mektoub, My Love: Canto Uno


France / 2017

21.03.2018
 



CONTE D’ÉTÉ





C’est l’été, à Sète, en 1994. Amin arrive de Paris pour des vacances avec sa famille. Il surprend Ophélie et Tony ensemble alors qu’elle a un projet de mariage avec un militaire. A la plage Amin et Tony draguent Charlotte et Céline. Celles-ci vont alors sortir avec eux et leurs amis. Charlotte s’amourache de Tony qui lui va de fille en fille, Céline papillonne entre plusieurs garçons et filles, Amin attire plusieurs filles sans rien faire car il semble aimer quelqu'un en secret… Quand vient le temps des vacances, c'est l’amour à la plage mais vu par Abdellatif Kechiche, il s’agit plutôt d’une évocation sublime des jeunes élans amoureux, portés par une troupe formidable: des habitués (le magnétique Salim Kechiouche et la « kechichienne » Hafsia Herzi) et des nouvelles têtes (Shaïn Boumedine, Lou Luttiau, Alexia Chardard, et Ophélie Bau, grande révélation du film).

La faute à… Mektoub

C’était en mai, à Cannes, en 2013 : Abdellatif Kechiche gagne une Palme d’or au festival de Cannes avec La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2, d’ailleurs presque une triple palme puisque les actrices Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos reçoivent aussi ce prix individuellement. Quelques semaines avant la sortie du film à l’automne, une curieuse polémique survient: Léa Seydoux confie que le tournage fut horrible et qu’elle ne souhaitait pas refaire un film avec le cinéaste. 74 prises pour un simple regard… Kechiche piqué dans son ego réplique contre Seydoux, bref le genre de clash ridicule qui fait le sel des fils d’actualités, avides de répercuter une polémique. Sachant qu’il filme de (très) longues prises, à répétition, qu’il y avait du sexe et des larmes, on comprend et on imagine aisément la pénibilité de ce tournage… L’orgueil de Kéchiche est blessé. Il va même estimer le film sali, alors que personne n’a désavoué la qualité de cette Palme amplement méritée. Mais le mal est fait. Un seul César (pour Adèle Exarchopoulos): sa grande œuvre va se faire humilier à la cérémonie glorifiante du cinéma français par le léger Les garçons et Guillaume à table!. Pas vraiment du même niveau.

Il est temps pour le cinéaste de mettre son orgueil de côté tout comme pour le grand public d’oublier d’éventuels préjugés : Abdellatif Kechiche est l’une des figures les plus importantes du cinéma français depuis les années 2000 : La faute à Voltaire (Lion d'or de la meilleure première œuvre à la Mostra de Venise en 20001), L’esquive (4 César, presque un hold-up face à Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet), La graine et le mulet (Grand Prix du jury à Venise en 2007, Prix Louis Delluc, encore 4 César devant La Môme d'Olivier Dahan), Venus noire et La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2 (Palme d’or à Cannes). A chaque film, il questionne la société française face au défi de l’intégration, il s’interroge sur les différences (la langue, la couleur de peau, la sexualité, les coutumes). Chaque microcosme révèle en creux quelque chose de l’immigration, de la banlieue, du racisme, de l’homophobie, des disparités sociales qui bousculent le champ politique. Au delà de ces thématiques ses œuvres sont portées par une certaine réinvention de soi pour ses personnages à travers leurs différents apprentissages avec d’autres individus. Ce sont des histoires de transmissions et d’échanges avec différents niveaux de langages. Celui de la danse est sans aucun doute le plus fascinant. Cela provoque souvent ces « fameuses » scènes de transe que Kechiche insère comme pour traduire le tourbillon des sentiments.

La graine et Adèle

Sa filmographie pourrait ainsi se résumer aussi à une exploration du désir amoureux, à une envie gourmande de chair, à un refus des normes (y compris dans les corps qu’il filme). C’est une ambition qui exige de représenter à l’écran toujours et davantage des moments de vie volés (ce naturel qui s’invite au milieu du jeu, ce réel qui trouble la mise en scène), avec une durée du récit toujours plus longue (2h, 2h30, 2h45, 3h). Ainsi, la colonne vertébrale de ce « projet » Mektoub n’est qu’un lieu (le sud, donc le soleil, la chaleur, la peau nue), une date (l’été et 1994 sont deux périodes libres, sans liens aliénants, technologies envahissantes, hors du travail), et des personnages : des jeunes se retrouvent entre famille, amis d’enfance, nouvelles amies, le temps de vacances. 900 heures de rush plus tard, cette histoire devrait dépasser 5h voire 6h avec une seconde partie à suivre l’année prochaine (et peut-être même une troisième plus tard). Cette première partie Mektoub, my love (canto uno) constitue déjà bel et bien un film entier et solide (l’éventuelle suite n’est pas un manque).

L’esquive ?

Mektoub, my love (canto uno) débute avec une longue scène de sexe filmée dans sa longueur, celle de la passion entre deux corps, soit une exposition de nudité inhabituelle mais sans crudité excessive : la scène est étourdissante. Le cul est une obsession chez Kechiche. Le monde tourne autour de ça. Et des regards. Une position de voyeur (cinéaste). Mais ici, c’est aussi une manière d’incorporer un élément-clé sans doute attendu depuis son succès précédent La Vie d'Adèle - Chapitres 1 et 2 dès le tout début du film pour ne plus y revenir et entrainer le spectateur vers la surprise de ce nouveau film : un lumineux marivaudage d’une jeunesse dont les corps inspirent la sensualité et les cœurs se troublent pour exprimer leur désir. Abdellatif Kechiche a toujours la même qualité (ou défaut, c’est selon) d’étirer ses séquences sans couper. D’où cette langueur palpable, comme si l’on vivait avec eux. Le film aurait peut-être gagné à être un peu raccourci (l’attente au milieu des brebis, les danses dans la boite de nuit) mais on lui reconnaît qu’il lui faut cette longueur pour dérouler toute son amplitude.

La vie d’Amin

Le film se déroule principalement entre plage, restaurant et boite de nuit. Un été banal en France. A la bande de jeunes se mélange la génération précédente (mère, oncle, tante…). Abdellatif Kechiche reprend certains motifs typiques de ses films précédents (une scène de sexe donc, des gens qui dansent, des dialogues se chevauchant en même temps dans un groupe…). Certains corps sont filmés de manière érotisée, en particulier Ophélie Bau et Lou Luttiau. On y voit comme différentes valses d’hésitations, où désir et initiation à l’amour sont perturbés par l’appel des corps. La surprise vient d’un scénario plutôt minimaliste qui permet une telle exaltation, une si belle ivresse.
Finalement ce canto uno est l’histoire d’Amin, photographe et cinéphile, qui, vue la date, renvoie à la jeunesse du réalisateur. C’est un acteur passif, qui se contente d’observer son groupe, de s’imprégner d’une mélancolie estivale, de respirer cette beauté qui l’entoure. Comme le cinéaste le fait avec ses petites caméras qui saisissent les gestes et les sourires, les corps qui ondulent et les mots qui fusent. Amin apprend à regarder et Kechiche filme cette « fabrication » qui deviendra son matériau brut pour tous ses films. C’est toujours sensoriel chez lui. Le plaisir – le sexe, les repas, la fête – domine tous ses plans. Il y a quelque chose d’orgiaque, de rabelaisien même. Pas étonnant qu’on ressente alors une forme de saoulerie, une « grande bouffe » de la vie. Mais avec le personnage d’Amin, Kechiche se met un peu plus en danger. C’est la première fois qu’un homme est au centre d’une de ses fresques. Il réveille la blessure d’une jeunesse nostalgique et compliquée, il exhibe une part de lui-même, plus intimiste et plus personnelle. Il raconte la mue de cet adolescent, solitaire et timide, malhabile et maladroit avec le sentiment amoureux face à l’offre facile des tentations, qui deviendra de plus en plus sûr de lui, maîtrisant les codes. Ce n’est rien d’autre que l’assurance d’un cinéaste qui a trouvé son style, son ton, son point de vue sur le monde. C’est plus pictural que réel.
Il ne se passe rien mais tout y passe. Le spectateur se laisse embarquer dans ces éclats, ces excès, ces envies. Mine de rien, la volupté et les rondeurs des bassins, la carnation des séducteurs, les malheurs des bourgeois en disent beaucoup sur les normes imposées et les préjugés construits par la propagande audiovisuelle contemporaine qu’il rejette film après film. Ce qu’il montre c’est un monde sans téléphones portables et réseaux sociaux, qui communique franchement et sincèrement, qui se touche, qui se drague, qui joue des mots et des mouvements. En choisissant Amin, il s’offre un regard tiers, celui à travers qui on voit les gens, les fessiers et les seins des filles, plantureuses comme dans un Degas, les hommes conquérants et machos. Il s’offre une vision directe de nos inconscients animaux, loin des hypocrisies de la société ou des diktats sémantiques qui veulent castrer ou encadrer nos pulsions. On pourra reprocher ce décalage par rapport à notre époque. Ou au contraire, réfléchir aux contradictions humaines.

A la fin nous sommes à bout de souffle avec ce film qui coupe le souffle. Les élans du cœur nous font battre la chamade. Et pourtant, nous finissons sereins, épuisés, repus. Le cinéma de Kechiche est épanoui, émancipé, libre. Ces jeux de l’amour et du hasard exhibe ce qui forge pour lui la vie, au sens de la vitalité, de l’existence : les relations sociales. Qu’elles soient familiales, amicales, amoureuses, sexuelles. Il y a une cruauté, pour ne pas dire une perversité, qui s’en dégage. C’est un film de voyeur, rappelons-le. On ressent la fièvre et l’extase, l’exaltation et la poésie de ce chant métaphysique. « You make me feel… » Il y a une fascination à regarder et cette invitation peut mettre mal à l’aise si on y réfléchit trop.
Mektoub, my love (canto uno) se révèle être une œuvre aussi stupéfiante que séduisante, célébrant la vie et le présent. Abdellatif Kechiche l’avait dit à Venise lors de la présentation de ce film : "je préfère qu’on reçoive ce film plutôt que le raisonner". En amour, faut-il suivre son cœur ou sa raison ? Ce n’est pas écrit…
 
Kristofy

 
 
 
 

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