Avec Dark Waters, Todd Haynes s'invite dans le film engagé (côté écolo), le thriller légaliste et l'enquête d'un David contre Goliath. Le film est glaçant et dévoile une fois de plus les méfaits d'une industrialisation sans régulation et sans normes.



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La fille du RER


France / 2009

18.03.2009
 



AUTOUR DU MENSONGE





Un RER fend l’air avec violence sur un pont de banlieue. Sous ses arcades, une jeune fille à la crinière rousse et libre glisse à vive allure sur ses patins à roulettes. Comme son ouverture, le dernier opus d’André Téchiné est un film traversé de mouvements fulgurants, de déchirements bruyants comme le flot de la vie urbaine. Mais aussi de bulles musicales et aériennes surgissant du casque de l’héroïne : Lay lady lay de Bob Dylan et Again d’Archive. Plages qui isolent de la fureur du monde.
Pendant les premières minutes du film, la caméra saisit sous différents angles le visage de Jeanne Fabre en gros plan dans le RER. L’allure solaire et altière de l’héroïne laisse peu à peu place à un visage lisse, enfantin jusqu’à l’opaque.

Esprits cartésiens aimant les récits confortables avec un début, un climax et une chute, passez votre chemin. La fille du RER, divisé par deux chapitres Les circonstances et Les conséquences, fuit l’aspect journalistique du fait divers, écarte le débat d’idées et refuse en bloc l’analyse psychologique de son personnage phare.
Ce parti pris de n’en brandir aucun pourra laisser sur leur fin bon nombre de spectateurs. Quant aux amateurs de films qui acceptent de s’enfoncer à l’aveugle dans une œuvre qui préfère (se) chercher plutôt que de (se) trouver, ruez-vous dans les salles. N’hésitez pas à voir et à revoir ce film qui construit son identité dramaturgique à partir de RER, la pièce de théâtre de Jean-Marie Besset, et tisse une constellation cinématographique autour - et non au cœur - du mensonge de Léonie Leblanc en 2004.
Ce film puzzle y parvient magistralement en échafaudant une fausse histoire inspirée d'un vrai événement médiatique qui n'a jamais eu lieu. D’où sa puissance chimérique, abyssale ancrée dans la plus grande et la plus trouble des violences : celle de la réalité.

Influences de l’ascendance

Un film choral chez André Téchiné rime toujours avec "familial". La famille d’où l’on vient. Celle que l’on se crée. Parfois, il arrive au héros ou à l’héroïne de "monter à Paris." Expression provinciale sous-entendant, au-delà de la distance géographique, une ascension ou une déchéance sociale et humaine (Hôtel des Amériques (1981), Rendez-vous (1985), J’embrasse pas (1991)…).
De ces clans d’appartenance surgissent, telles les artères autour du cœur, de multiples ramifications. Autant de pistes qui excitent le romanesque du scénario, le lyrisme mais aussi la sécheresse fébrile de la mise en scène, le côté "juste au bord de la falaise" des personnages. Figures "téchinéennes" toujours sujettes aux vertiges tant elles sont malmenées par les bourrasques de la fiction.

Dans La fille du RER, les ramifications qui vont unir la famille de Jeanne Fabre, la mythomane, à celle de Samuel Bleinstein, un avocat médiatisé qui en pinça autrefois pour la mère de la jeune fille, ne sont pas sans rappeler les télescopages du Lieu du crime et des Innocents.

Souvenez-vous… En 1986, dans Le lieu du crime, Nicolas Giraudy interprétait Thomas, un enfant « menteur comme un arracheur de dents », selon les dires de sa mère Lili (Catherine Deneuve). Le rapport souterrainement incestueux qui les unissait était déchiré par l’arrivée d’un malfaiteur (Wadeck Stanzack). Personnage christique, ténébreux qui annonçait comme un présage l’avenir incertain, peut-être délinquant, de Thomas.
Treize ans plus tard, Jeanne Fabre peut être considérée comme le prolongement féminin de Thomas Ravenel dans la filmographie d’André Téchiné. Elle a grandi à l’ombre d’un père commandant, décédé en héros lors d’une mission humanitaire. Jeanne vit avec sa mère, une assistante maternelle qui a tapissé de papier à fleurs les murs de sa maison. Motifs que l’on retrouve sur ses tenues. Moins flottante et plus mûre que Lili, Louise, au nom de l’amour, sur protège Jeanne et l’ampute de l’action en prenant des initiatives à sa place.

En 1987, Les innocents montrait Jeanne (Sandrine Bonnaire) venant à Marseille pour le mariage de sa sœur avec un Maghrébin. Elle retrouvait son Alain, son petit frère (Stéphane Onfroy). Un enfant au seuil de l’adolescence, muet et impulsif. Feu follet au cœur du métissage.
Dans La fille du RER, Nathan, le petit-fils de Samuel Bleinstein est une extension plus équilibrée du personnage d’Alain. Il assiste aux amours bancales et déchirées de ses parents : Judith, juive pratiquante et Alex qui fuit les valeurs religieuses et familiales. Ce clan est dominé par le caractère esthète, égotique de Samuel Bleinstein.

Scories de la jeunesse

Qui, dans le cinéma français actuel, sait mieux que Téchiné filmer les élans, les révoltes, les désarrois et les hésitations de la jeunesse ?
En 1979, à la fin des Sœurs Brontë, le film le plus ophulsien du cinéaste, Roland Barthes dans le rôle de l’écrivain Thackeray murmure ces mots de Henry James :
« La vie est d’une telle insolence… Je n’ai jamais pu apprendre la centième partie des tours qu’elle se permet. Il faudrait un temps fou. C’est pour cela que les œuvres de jeunesse sont toujours pleines de scories… La vie est trop courte pour l’art. Il nous faudrait beaucoup plus de temps pour durcir notre coquille. Dure et brillante. Mais la chose diabolique, c’est que souvent elle est brillante sans être dure… ».

Les mauvais tours de la vie insolente, les scories de la jeunesse, une coquille brillante et loin d’être dure… Toutes ces bribes conviennent parfaitement au personnage de Jeanne Fabre qui va traverser une succession d’épreuves avant d’inventer son agression antisémite.

Pendant tout le film, la protagoniste est le réceptacle d’actes effectués pour son bien. Toujours aimable, elle accepte que son entourage prenne sa vie en main : sa mère écrit une lettre de motivation à sa place afin qu’elle trouve un emploi dans le cabinet Bleinstein ; elle rencontre Franck, un jeune lutteur. Très vite, il l’invite à vivre avec elle le temps d’un gardiennage dans un magasin informatique, couverture d’un trafiquant de drogue. Elle le suit aveuglément.

Les phrases circulent aussi autour de Jeanne : Louise dit que « mentir pour des petites choses, ce n’est pas très grave » ; après avoir été agressé par un dealer, Franck à l’hôpital lui lance qu’elle « n’a rien dans le crâne », une employée de la police l’exhorte à « ouvrir les yeux ».
Après avoir avoué son mensonge, Jeanne, sous la dictée de Samuel Bleinstein, écrit ses aveux. Elle s’exécute comme une bonne élève face à son instituteur. Son écriture d’enfant souligne l’inconséquence de son acte…

Toutes ces interférences humaines sont relayées par les écrans qui entourent la protagoniste au quotidien :
- les ordinateurs qui joignent l’utile (les petites annonces pour la recherche d’un emploi) à l’agréable (la scène d’amour entre Jeanne et Franck devant leur webcam est un prodige de réalisation où se mêlent des images numériques et 35 mn) ;
- les télévisions qui traitent crescendo de l’antisémitisme. Face à des images du plan d’extermination des juifs commentées en off par un émissaire du Troisième Reich, Jeanne, traumatisée par l’agression de Franck et rejetée par celui-ci, se met à pleurer sous l’œil inquiet de sa mère. Son visage devient flou et épouse les contours de son identité. A partir de ce trouble de l'image, son mensonge se met en marche…

Pourtant, toutes ces pistes lancées par André Téchiné et Odile Barski, la scénariste chère à Claude Chabrol (Bellamy, L’ivresse du pouvoir, Violette Nozière…) ne cherchent pas à pénétrer l'énigme de l’affabulation de Jeanne. Mensonge alimenté par les scories de la jeunesse et par les mauvais tours de la vie qui s’acharnent sur une coquille trop fragile.

Nuits transfigurées

Malgré toute la bonne volonté des adultes, c’est Nathan qui parvient à soulager la conscience de Jeanne en lui faisant avouer son mensonge.
Lorsque le jeune garçon, sommé par son père de quitter la table des adultes, rejoint sa cabane située au bord du lac de la propriété luxueuse de son grand-père, il pénètre alors dans un autre monde où la végétation est luxuriante, acidulée et baignée de soleil. Le vent bruisse dans les feuilles des arbres. Souffle à la fois étrange et apaisant qui pas sans rappeler la jungle des Chasses du Comte Zaroff de Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel (1932).

Jeanne rejoint à son tour cet univers dépourvu d’humain. Contemple l’eau du lac sur le ponton. Pense-t-elle à la noyade pour échapper aux conséquences de son affabulation ?... Ellipse. La nuit est tombée. La pluie tombe à verse. Jeanne tente d’avancer (s’enfuir ?...) sur une barque. Le bleu encre et la fausse pluie de cinéma sont d’une beauté fantasmagorique, ahurissante.

En parallèle, Louise Fabre et Samuel Bleinstein ont regagné l’intérieur de la propriété. Bouleversée, la mère de Jeanne ne retrouve plus sa chambre. Le spectateur les retrouve en ombres chinoises dans la chambre plongée dans la pénombre. L’avocat allume enfin une lampe. Louise, en larmes, s’assoit et lâche : « Ca sert à quoi l’amour d’une mère ?... On donne, on donne, on donne ! Tu vois là, j’ai plus rien à donner. J’ai juste envie de la tuer ! ».
Ces deux séquences successives allient la sauvagerie de la nature au rejet brutal d’une mère. Cette impression d’apocalypse, due à la lumière somptueuse de Julien Hirsch, renvoie à nouveau vers le Lieu du crime et aux Innocents :

- Dans le Lieu du crime, la pluie frappe à grand fracas la verrière de la discothèque de Lili qui décide de suivre dans la nuit le malfaiteur. L’eau du ciel imbibera ses cheveux et les fibres de son imperméable jusqu’à la fin du film.
- Dans Les innocents, Jeanne court dans une rue de Marseille vers les corps de Stéphane (Simon de la Brosse) et de Saïd (Abellatif Kechiche). Elle s’arrête net. La lumière de la nuit tombe comme un couperet et projette Jeanne dans un univers crépusculaire propre à celui des tragédies antiques.

Aux côtés de Nathan, Jeanne avoue son affabulation face aux flammes d’une cheminée de fortune. Dans le premier quart du film, la jeune fille demande à Franck des cartes de visite gravées à son nom en guise de cadeau d’anniversaire.
Plus tard, elle déclare en off à la police que ses agresseurs l’ont molestée après avoir trouvé dans son sac une carte de visite de Samuel Bleinstein. Nathan révèle à Jeanne que son grand père n’en a jamais fait imprimer parce qu’il estime que « c’est pour les cons. ».
Du microscome narcissique au macrocosme religieux et culturel, c’est l’amalgame de l’identité et de l’identitaire qui ont tissé inconsciemment le mensonge de Jeanne.

Acteurs en danger

Jean Gabin aimait à répéter : « Un bon film, c’est une histoire, encore une histoire, toujours une histoire. ». Dans le monde d’André Téchiné, plus encore que l’intrigue, ce sont les personnages, encore les personnages, toujours les personnages qui s’emparent et conduisent le récit. Cette prise de pouvoir fictionnelle atteint son apogée avec Les voleurs en 1997. Dans le récit mosaïcal du film, le cinéaste multiplie les caractères et par conséquents les connexions d’univers appelés à ne jamais se rencontrer.

Après la virtuosité de sa réalisation, l’atout majeur de La fille du RER est l’éclectisme de son casting. Tous les acteurs forment une troupe homogène et inspirée au service d’une même ambition artistique. Même si les personnages de Judith (Ronit Elkabetz, étonnante dans le carcan de la working girl que son personnage lui impose par devoir) et d’Alex (Matthieu Demy, adolescent attardé) sont plus survolés, ils sont étoffés par les confidences crues de Nathan (Jérémy Quaegebeur, poétique de sagesse) et par Samuel Bleinstein (Michel Blanc). Après Les témoins (2007), l’acteur continue chez Téchiné de peaufiner son extrême raffinement avec ce rôle d’avocat dont l’empathie frôle parfois la condescendance des êtres partis de rien et qui ont réussi.
Nicolas Duvauchelle éblouit l’écran à chacune de ses apparitions. Il jette le trouble dans l’esprit du spectateur et celui de Jeanne tant le comédien apporte au personnage de Franck la fraîcheur de l’enfant de chœur et l’arrogance du bad boy. Emilie Dequenne, à la fois solaire et impénétrable, tient le fil du mystère de son personnage. Elle parvient à ne jamais rien dévoiler des intentions (mais en a-t-elle vraiment ?...) de Jeanne Fabre.

Enfin, il y a Louise Fabre alias Catherine Deneuve qui retrouve pour la sixième fois mieux qu’un réalisateur, un compagnon de création. Son personnage sacrifie aux tenues fleuries, au petit pot et au bac à sable.
Avec cette nouvelle partition, André Téchiné offre à Catherine Deneuve un personnage que Jacques Demy n’a pas eu le temps de lui offrir. Louise Fabre est une femme qui a connu le grand amour avec un mari haut placé dans la société. Aujourd’hui, elle est devenue – mot horrible – une "déclassée" qui garde des enfants, mais dont les bonnes manières demeurent intactes. En interprétant la veuve d’un commandant – en 1982, Danielle Darrieux incarnait la veuve d’un colonel dans Une chambre en ville – Deneuve rejoint le clan des femmes mûres "demyennes" qui vivent sans homme avec leur(s) fille(s) : Anne Vernon dans Les parapluies de Cherbourg, Danielle Darrieux dans Les demoiselles de Rochefort, Françoise Fabian dans 3 places pour le 26…

Une séquence réunissant et séparant à la fois Samuel Bernstein et Louise Fabre montre, malgré leur lien passé, que les différences sociales et religieuses emmurent chaque personnage.
Lors de la bar mitsvah de Nathan, Samuel participe à une farandole. Essoufflé, il quitte les danseurs. S’assoit pour se reposer. Posture métaphorique montrant l’état de santé fragile de sa propre famille qu’il tente d’unifier de toutes ses forces. Au-dessus de lui, un écran de télévision. Les infos évoquent l’affaire de la fille du RER. Louise Fabre apparaît alors à l’image. Elle demande que justice soit faite et désire que sa fille soit soignée. Puis, elle protège Samuel Bleinstein en prétendant ne pas le connaître. Cet énième mensonge du film est suivi par un arrêt sur image. Les yeux effarés de la comédienne et sa bouche entrouverte montre son désarroi face aux micros des journalistes. Est-il besoin de souligner combien Catherine Deneuve devient alors, dans une souveraineté fébrile, une tragédienne aussi pudique que bouleversante ?...

Comme dans Les temps qui changent (2002) où les Français et les Maghrébins se retrouvaient finalement entre eux après le métissage de leurs alliances, Samuel Bleinstein et Louise Fabre sont reconduits dans leur camp identitaire sans espoir d’y échapper.

Ce pessimisme contrarié par une vitalité inaltérable parcourt l’œuvre romanesque d’André Téchiné depuis quarante ans. En 1969, il tournait Paulina s’en va, son premier long-métrage. En 2009, dix-neuf films plus tard, sort dans les salles La fille du RER où la colère et le désenchantement côtoient un amour indéfectible de la vie. Au nom de ce paradoxe qui signe son identité cinématographique, André Téchiné est le digne héritier de François Truffaut !
 
benoit

 
 
 
 

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