Sara Forestier
Sara Forestier. Elle trouve que son nom est passe-partout, alors elle emprunte celui de Bahia BenMahmoud pour Le nom des gens. Rencontre avec une actrice nature et généreuse.



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Longtemps assistante réalisatrice, Natalia Smirnoff, 38 ans, a collaboré à des films argentins comme La ciénaga, La nina santa ou El fondo del mar. Puzzle est son premier long métrage, treize ans après son seul court métrage (Nature morte).
Ecran Noir : Comment est née l'idée de Puzzle ?




Natalia Smirnoff : J'étais en crise au moment où est née l'idée de ce film. Je venais juste d'être maman. Ecrire et réaliser Puzzle me permettait de comprendre ce que vivait et avait vécu ma mère. Je voulais montrer ce qui peut arriver à une femme de 50 ans qui ne peut rien faire. C'est un peu une tragédie. Dans le film, le changement qu'elle va connaître pourrait soit la rendre folle, soit la déprimer totalement.

EN : Pourquoi avoir choisi le puzzle comme trame de fond ?
NS : On vit dans une ère productiviste où le temps doit être utilisé au maximum. Je voulais que mon personnage principal ait un don inutile. Le puzzle, ce n'est pas pareil que les échecs par exemple. Cela a un côté plus inutile, moins « intelligent ». Et puis, je voulais aussi me reconnecter avec mon côté infantile.

EN : C'est votre premier film comme réalisatrice. Avez-vous rencontré des difficultés particulières ?
NS : C'est très difficile de réaliser un film. Lorsque j'étais assistante réalisatrice, je me disais toujours « pourquoi le réalisateur ne prend pas telle ou telle décision ? ». Mais quand on est au pied du mur et qu'on sait qu'aucune marche arrière n'est envisageable, les problèmes commencent. Un jour, Lucrecia Martel (réalisateur argentin sélectionné deux fois à Cannes) m'a donné un conseil : « pour réaliser, il ne faut pas avoir peur de sauter dans le vide ». J'ai essayé de le retenir. Réaliser, c'est oser et risquer, oser risquer que tout puisse être raté.

EN : Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
NS : J'aime les acteurs qui me surprennent, qui sont imprévisibles. Le mari de Maria del Carmen (Gabriel Goity) devait être quelqu'un de qui je puisse tomber amoureuse, quelqu'un de difficile à abandonner. Le milliardaire (Arturo Goetz) quant à lui devait avoir un côté mondain, mais n'avoir absolument aucun préjugé. Surtout, il devait prendre le jeu très au sérieux. Maria (Maria Onetto), quant à elle, devait refléter subtilement tout ce qui se passe. La comédienne est très honnête dans son jeu. Ils étaient tous les trois parfaits.

EN : Diriez-vous que le personnage de Maria vous ressemble ?
NS : Oh, eh bien, j'ai le même don que Maria pour les puzzles. Plus sérieusement, son obsession pour le jeu a à voir avec moi. Mais sinon, je me suis beaucoup inspirée de ma mère, même si celle-ci est loin d'être une femme au foyer. Elle a tout de même une capacité à donner d'elle-même pour le bien d'autrui. Elle s'est réalisée en nous voyant nous épanouir. Dans le même temps, elle a éprouvé le besoin de contrôler la vie de chacun. C'est un paradoxe : elle voulait se libérer mais en même temps tout contrôler.

EN : Puzzle est filmé selon le point de vue de Maria. En quoi était-ce important ?
NS : C'était fondamental. Mon défi était de transmettre ce point de vue avec tous les éléments essentiels : l'odeur, le toucher... D'où les plans sur la nourriture au début du film. Maria est le personnage central de mon film, un sorte d'anti-héros. Et j'aime la notion d'anti-héros. Je pense qu'on a tous un don et si on met une loupe à un endroit précis, on peut trouver des trésors.

EN : Vous filmez beaucoup en plan serré et alternez le net et le flou. Pourquoi ces choix de réalisation ?
NS : En ce qui concerne ma manière de filmer net/flou, j'aime beaucoup. Je trouve que cela donne de l'intimité. Et voir flou, c'est aussi une manière de voir. Lorsque j'enlève mes lunettes je vois flou et pourtant je vois encore. Quant aux plans, ils sont comme une partie du puzzle, des pièces qu'il faut associer. Avec des plans serrés, cela était plus facile pour moi de montrer le regard non linéaire d'une femme qui survole sa vie. C'était aussi une manière d'être au plus proche. C'était plus que de l'empathie, une manière de présenter Maria, au plus près. La caméra devait être son surmoi.

EN : A la fin, considérez-vous que Maria a vraiment réussi à s'émanciper ?
NS : Je pense que Maria a gagné une « petite grande liberté ». Dans le film, il y a eu un profond changement interne, un pas de géant pour changer la structure familiale et elle-même aussi. Mais elle ne s'émancipe pas tout à fait. Elle fait seulement un pas vers une certaine liberté. Or, la liberté est une valeur fondamentale pour laquelle il faut se battre tout comme il faut se battre pour nos passions personnelles. Quels sont les moyens de nous affranchir de ce qui nous lie à quelque chose, à quelqu'un ? Tout cela est difficile. Nous faisons face à des situations où nous nous retrouvons enfermés dans certains comportements. Cela conditionne notre manière de fonctionner. Par exemple, on divorce mais on se retrouve avec quelqu'un qui ressemblait à notre ancien mari. On se fait de nouveaux amis avant de découvrir qu'ils ont le même caractère que ceux qu'on avait avant. On se plaint toujours des mêmes choses. Nous répétons une situation inconsciemment. Dans Puzzle, Maria finit par se demander pourquoi, par se poser des questions. En ce sens, elle opère un changement dans sa vie.

EN : Quelle est la place de la femme aujourd'hui en Argentine ?
NS : Dans les années 70, en Argentine, les femmes étaient plutôt libérées. Aujourd'hui, la situation est paradoxale et je suis assez préoccupée. Même s'il y a de plus en plus de femmes réalisatrices, que la présidente de l'Argentine est une femme, etc., il y a beaucoup de femmes qui veulent simplement devenir des femmes au foyer. Elles arrêtent donc de travailler. Or, pour moi, il faut gagner son argent pour être libre. Ce n'est pas possible d'être indépendante en étant entretenue par quelqu'un. Pour être adulte, il faut être indépendant économiquement.


   anne-laure