Le 35e Festival CinéLatino de Toulouse a organisé une Conversation entre deux grande réalisatrices, notamment autour de la question du recueil et de l’utilisation de témoignages pour nourrir un film, documentaire ou fiction.
Cette année le Festival a programmé un regard particulier sur les films de Tatiana Huezo : El lugar más pequeño (2011), Tempestad (2016), Noche de fuego (2021), en plus de ses courts-métrages. Dans la section ‘RéalisActrices‘, avec des films de femmes réalisatrices ayant été actrices, on retrouvait Manuela Martelli avec ses films Mon ami Machuca (qui l’a révélée actrice) et Chili 1976 (son 1er long-métrage en tant que réalisatrice, actuellement en salles). Soit un regard croisé entre deux femmes cinéastes qui chacune de leur côté ont filmé des oeuvres abordant des cicatrices de guerre passée…
Tatiana Huezo : En tant que conteur d’histoire, on est à la conjugaison entre l’image et le son pour construire un récit. On est sur un autre terrain qu’un récit écrit par un journaliste ou par un anthropologue. Plusieurs témoignages sont au coeur de mon film El lugar más pequeño. J’ai fait des films sur le monde paysan au Salvador et au Mexique, où il y a tout un vocabulaire lié à l’oralité. Tout le monde ne raconte pas de la même façon. J’ai mené une quarantaine de longs entretiens pour avoir comme base leurs transcriptions écrites. Je n’écris pas de documentaire ou des histoires de film spécifiquement contre une Histoire officielle du gouvernement du pays. . Je suis née au Salvador, et c’est une partie de mon identité. Mais j’ai vécu la guerre au Salvador plutôt de loin, depuis le Mexique. Une partie de ma famille est au Salvador et j’y suis allé par exemple à 12 ans sans comprendre entièrement tout ce qui se passait. Des gens de ma famille ont vraiment vécu cette guerre, dont ma grand-mère qui m’a raconté plein de choses. J’y suis retourné aussi plus tard, à environ 20 ans, et j’ai mieux compris comment les enfants e ma génération ont traversé cette guerre.
Manuela Martelli : Mon point de départ est aussi intime et familial, et vient aussi de ma grand-mère. Mon film vient de ce besoin de comprendre comment les femmes vivaient sous une forte répression politique. Ma génération avait hérité d’une énorme peur, et c’est aussi celle qui a osé aller manifester. J’ai entendu parler de la vie de ma grand-mère, et certains de ses objets sont d’ailleurs chez moi : tout ça formait des parties d’un puzzle. J’ai ainsi reconstitué le passé. Ma grand-mère venait d’une famille très catholique et très conservatrice, mais elle aimait la littérature et la sculpture. Elle a suivi une règle sociale très rigide, elle s’est mariée à 18 ans, et à force de s’auto-réprimer elle a développé une sorte de mal-être qui était celui de beaucoup de femmes de cette époque. C’est lent de développer une conscience politique et sociale. A travers son histoire intime, j’ai fait des recherche sur l’Histoire plus large du Chili.
Dans mon film Chili 1976 le son est un élément très important : beaucoup de séquences sont dans l’espace domestique et bourgeois de la maison familiale, qui est à priori hermétique et protégée de ce qui se passe à l’extérieur pour la population en général. C’est possible de vivre dans une dictature sans en être touché directement par ses brutalités. Combien de personnes ont été ainsi plus ou moins complices de certaines horreurs ? Le son était la matière métaphorique pour traiter de ça, quand ils se glissent de l’extérieur vers l’intérieur. Dans l’espace de mon personnage Carmen c’est comme une fissure qui s’est ouverte et le son agit comme un fluide. Le double-jeu du son devient un élément étrange dans la normalité de son milieu. Ma fiction a aussi été nourrie d’autres recherches de d’autres récits de femmes. Il y a comme une blessure entre deux générations qui se sont suivies. Je crois qu’il faut le saut d’une génération pour mieux traiter ce sujet, comme être une petite-fille de sa grand-mère, comme moi. Du point de vue de la réparation, il y avait je pense chez ma grand-mère et chez d’autres une impulsion. La date de 1976 de mon film est celle de la mort de ma grand-mère et aussi une année très cruelle de la dictature, ce film Chili 1976 est une façon de donner vie à quelque chose de nouveau. Faire de cette date 1976 un objet d’où sorte de la lumière.
Manuela Martelli prépare son second film en tant que réalisatrice et scénariste, le titre devrait être El deshielo avec un tournage prévu courant 2024.