Brive 2019 : nos coups de cœur

Posté par MpM, le 15 avril 2019

A l'occasion du Palmarès, nous vous avons déjà dit tout le bien que nous pensions de quelques-uns des films récompensés lors des 16e Rencontres du moyen métrage de Brive, à l'image de Vie et mort d'Oscar Perez de Romain Champalaune (prix du jury ex-aequo) et D'un château l'autre d'Emmanuel Marre (Grand prix). Mais certains de nos coups de cœur n'ont pas su séduire les différents jurys. Qu'importe, à nos yeux, ce sont eux les grands gagnants du Festival.

Boucan d'Antonin Schopfer et Thomas Szczepanski (Suisse)

A l'origine de Boucan, il y a L'inclinaison des chapeaux, un long métrage de 77 minutes, à la frontière entre la fiction et le documentaire, dans lequel Antonin, accompagné d'un ami cameraman, part retrouver son père (qu'il n'a pas vu depuis 15 ans) dans l'optique de tourner un documentaire. Remonté en une version plus resserrée de 50 minutes, le film est à la fois d'une drôlerie jubilatoire et d'une finesse enthousiasmante.

Parfaitement réussi dans son dispositif de prétendu tournage qui tourne mal, il explore méticuleusement l'évolution de la non-relation entre un père et son fils vers une sorte de complicité cachée, qui en vient à nous émouvoir aux larmes. C'est dans les petits détails que se cache l'intelligence narrative des deux réalisateurs, à l'image de cette séquence en apparence loufoque dans laquelle le cameraman (véritable personnage invisible du film) affirme l'importance de filmer longuement les palettes de bois que manipule le père. Importance que l'on comprendra quelques scènes plus tard, et qui dira, plus que des effets appuyés et des dialogues pompeux, ce qui s'est joué dans ces moments du film.

Tout est de cet ordre, avec une propension systématique à faire rire sincèrement sur des éléments qui pourraient être tragiques, et notamment la communication impossible entre le personnage du père et celui du fils, que vient sans cesse renforcer la relation en apparence idyllique que le père a par ailleurs construit avec un fils de substitution. L'impossibilité du film, puisque les différents protagonistes ne cessent de se dérober, est également au centre de l'intrigue, le transformant aussi en une démarche cinématographique étrange, pleine d'interrogations sur la manière de capter l'invisible (le fossé entre les deux hommes), puis de mettre en scène les rouages subtils qui finissent par les rapprocher.

Frase d'arme de Federico Di Corato (Italie)


Frase d'arme fonctionne lui-aussi sur la base d'un dispositif scénaristique singulier : une adolescente, déjà considérée comme un "ancien espoir" de l'escrime, regarde inlassablement la cassette vidéo sur laquelle sont filmées ses compétitions et son quotidien, elles-mêmes enregistrées sur la vidéo qu'elle a tourné lorsqu'elle était petite, lors des dernières vacances familiales avant la séparation de ses parents. Cela donne à l'écran des bribes d'images dont la temporalité fluctue, et où affleurent à la fois l'espoir et la déception, l'insouciance du temps passé, les victoires et les défaites.

On est fasciné par cette existence qui se dévoile impudiquement à nos yeux en fonction des aléas de la bande magnétique, documentant aussi bien les temps forts de l'existence du personnage que les purs moments de creux ou d'attente. Cela donne un film presque insaisissable, ténu et fragile, qui joue habilement des effets techniques du format vidéo (lecture rapide, superposition des séquences), et nous donne l'impression étrange d'être un témoin extérieur occupé à déchiffrer la vie d'une autre dans toute sa complexité.

C'est aussi en filigrane une réflexion sur la mémoire, et sur la manière dont les images fixent les souvenirs, sans distinction entre bons et mauvais, nous donnant de nous une image figée dans le temps qui finit par ne plus du tout nous ressembler.

Gulyabani de Gürcan Keltek (Turquie)

L’œuvre qui nous a le plus impressionnés dans une compétition par ailleurs en demi-teinte, est un objet politique et poétique venu de Turquie. Gulyabani est un récit à la première personne, en voix off, dans lequel une femme raconte sa transformation en cet être de légende, le Gulyabani, capable de prédire l’avenir et de communiquer avec les esprits.

Fethiye Sessiz, voyante renommée d'Izmir dans les années 70-80, est au centre de ce documentaire expérimental qui s'appuie sur des extraits de lettres et de journaux intimes dans lesquels elle se remémore les grands étapes de sa vie. Mais le film s'abstrait peu à peu de cette première couche de narration, qui dit les abus, les mauvais traitements et la violence, pour sonder plus intimement les plaies béantes de la Turquie post-républicaine. Cet être entre deux mondes, qui dérive au milieu des souvenirs épars de son existence, c'est aussi l'allégorie d'un peuple réprimé et de milliers de jeunes gens torturés et tués par le régime.

Pour accompagner visuellement ce discours fort et radical, le réalisateur invente un langage cinématographique constitué de bribes, d'images saccadées, parfois floues, qui composent un univers où triomphe la nature (des reflets sur l'eau, la végétation qui envahit des ruines, des roches, des oiseaux qui chantent, des arbres...) et le langage cinématographique lui-même. De plus en plus rapides, les images se bousculent à l'écran, tournoient et s’entrechoquent, tandis que la musique s'intensifie lors d'une séquence finale à la limite de l'abstraction, qui est d'une beauté à couper le souffle.

Vivir alli no es el infierno, es el fuego des desierto. La plenitudo de la vida, que quedo ahi como un arbol de Javiera Véliz Fajardo (Chili)


Voilà un film qui a pour le moins décontenancé le public de Brive, à l'image de cette spectatrice qui ne se remettait pas d'assister à une succession de longs plans fixes contemplatifs sur une petite ville du désert chilien. Sans doute faut-il atteindre une certaine forme de lâcher-prise pour être envoûté par ce documentaire dépouillé qui dit tant, par la simple juxtaposition de ses scènes si simples, sur l'histoire d'un monde en train de disparaître.

La caméra, très à distance, un peu en hauteur, capte la vie quotidienne dans la petite ville de Totoral, dans le désert d'Atacama. Une vie qui tourne autour des chèvres, des rares oliviers et des dunes. Comme suspendue, d'où les longs fondues enchaînés qui tout à coup font apparaître le ciel au milieu du désert, ou les chèvres en surimpression sur le sable.

Un microcosme mouvant, soumis aux aléas de la nature, à commencer par le vent, que la réalisatrice Javiera Véliz Fajardo observe longuement jouer dans les arbres. C'est lui qui modèle à son gré le paysage, soufflant inlassablement sur les hommes et les choses. Lui aussi qui entraîne la modification du lieu, la disparition progressive des arbres, et celle, programmée, des derniers hommes à y vivre.