Et si on regardait… The Migrating image

Posté par MpM, le 30 mars 2020

Il figurait parmi nos courts métrages préférés de l'année 2018 : The Migrating image de Stefan Kruse est désormais disponible en ligne ! L'occasion de (re)découvrir cette oeuvre importante qui, à partir de photographies et de vidéos trouvées sur les réseaux sociaux ou utilisées par des organismes publics, explore la manière dont sont perçus et représentés les migrants et réfugiés et interroge cette surproduction d'images autour de leurs drames intimes.

Avec une voix off d’une extrême simplicité, Stefan Kruse décortique tour à tour les pages Facebook des passeurs qui affichent paquebots de luxe et autres mers caribéennes, les films de propagande institutionnels qui misent sur l’émotion en présentant les gardes côtes comme des super-héros ou les vidéos faites par les médias pour alimenter leurs différents supports, jusqu’à des films en 360 degrés pour la page Facebook du journal ou de la chaîne.

Dans cette profusion d’images, chacune raconte (comme toujours) sa propre histoire,  au service de celui qui prend ou diffuse ces vidéos, plus que de celui qu’elles mettent en scène. C’est particulièrement saisissant dans les images prises en parallèle au Danemark, d’un côté par les défenseurs des migrants, et de l’autre par des groupes d’extrême-droite qui les rejettent, chacun pensant détenir une vérité absolue sur les réfugiés.

Sous ses airs faussement pédagogiques, le film amène ainsi le spectateur à prendre conscience de ce qui se joue dans chaque image montrée, et à comprendre la stratégie de communication qui accompagne à chaque étape ce que l’on appelle communément la « crise des réfugiés ». Peu importe si l’on donne de la réalité un aperçu parcellaire et orienté du moment que l’on remporte la guerre idéologique, celle des apparences ou tout simplement de l’audimat.

2018 dans le rétro : nos courts métrages étrangers préférés

Posté par MpM, le 6 janvier 2019

Il est temps d'achever ce tour d'horizon des films qui ont marqué l'année 2018 avec un panorama forcément subjectif des courts métrages étrangers qui nous ont tapé dans la rétine !

Amor, Avenidas Novas de Duarte Coimbra (Portugal)


Amor, Avenidas Novas est probablement la meilleure preuve de la subjectivité totale de l'exercice : ce film étudiant du très jeune Duarte Coimbra n’est peut-être pas ce que l’on a vu de plus abouti en 2018, mais sans aucun doute figure-t-il dans la (courte) liste de ce qui nous a véritablement enthousiasmé au cinéma, tous formats confondus. Un grand film pop, attachant et ludique, qui fait preuve d’un charme et d’une candeur irrésistibles en racontant une rencontre amoureuse comme s’il était le premier à le faire. Entre roman-photo et bluette au kitsch revendiqué, le cinéaste multiplie les clins d’œil cinématographiques, dressant dans un même geste, touchant, singulier et inventif, le portrait d’un jeune homme rêveur et celui d’une ville et d’un quartier. Avec une audace qui ne semble jamais artificielle, il réinvente ainsi les contours du romantisme, et réaffirme la capacité intrinsèque du cinéma à (ré)enchanter la vie.

Between us two de Wei Keong Tan (Singapour)


Dans ce récit sensible à la première personne, le narrateur s'adresse à sa mère disparue pour lui avouer son homosexualité. Les souvenirs remontent, les images se mêlent, les visages se brouillent... ne reste que ce qui ressemble à une tentative fragile de remonter le temps pour effacer le regret des non-dits. Les choix formels (notamment l'utilisation de photos et de pixilation, ainsi que de peinture) permettent de situer le récit à la frontière entre les souvenirs du passé, la réalité du temps présent et ce qui est de l'ordre du rêve ou du fantasme.

Hector Malot - The Last Day Of The Year de Jacqueline Lentzou (Grèce)


Si vous nous lisez régulièrement, Jacqueline Lentzou n’est plus pour vous une inconnue : l'an passé à la même époque, nous vous vantions son précédent film Hiwa sélectionné à Berlin. Celui de cette année, qui était à Cannes où il a remporté le prix découverte de la Semaine de la Critique, diffère formellement, mais confirme le talent et la singularité de la jeune cinéaste. Hector Malot est une drôle de chronique intime qui dépeint par petites touches le portrait d’une jeune fille qui semble toujours un peu à côté de sa vie. La tonalité burlesque des scènes qui se succèdent de manière très libre révèle peu à peu la profonde tristesse du personnage. Cette écriture ténue, détachée des contraintes d’une narration classique, permet au film d’être sans cesse sur le fil, regard doux amer sur un personnage dont la fragilité et la maladresse finissent par ressembler à une forme de grâce.

Lunar orbit rendez-vous de Mélanie Charbonneau (Canada)

La plus jolie comédie romantique de l'année nous vient du Canada, avec la rencontre improbable et jamais mièvre entre une jeune femme déguisée en tampon menstruel et un astronaute un peu paumé. Mélangeant road movie, cinéma burlesque et film sur le deuil, Mélanie Charbonneau déjoue habilement les attentes et propose un récit singulier et doux amer, où sensibilité et humour ne cessent de se faire écho avec une grande justesse, et une grosse dose de sincérité.

Le marcheur de Frédéric Hainault (Belgique)


Le marcheur est un film coup de poing porté par une voix-off dense et habitée dont la diction précipitée trahit l'urgence et la colère. C'est l'histoire d'un homme qui, un jour, a décidé de ne plus se résigner. Qui s'est mis en route et n'a plus jamais cessé d'avancer, de marcher, de contester. Peu importe la complexité de sa pensée politique, peu importe la cause. Le marcheur refuse, en bloc, tout ce qui est injuste et laid, révoltant et insupportable. Il ne revendique rien, si ce n'est ce droit à marcher, et à ne plus courber l'échine. Les choix formels sont à l'unisson de cette démarche, refusant un esthétisme gratuit, une "beauté" qui ne collerait pas avec l'âpreté du ton et du sujet. On est à la fois assommé et conquis par cette oeuvre à la puissance politique concrète et immédiate.

The migrating image de Stefan Kruse (Danemark)


A partir d’images trouvées sur les réseaux sociaux ou utilisées par des organismes publics, le réalisateur danois Stefan Kruse explore la manière dont sont perçus et représentés les migrants et réfugiés et interroge cette surproduction d'images autour de leurs drames intimes. Avec une simple voix off d’une extrême simplicité, Stefan Kruse décortique tour à tour les pages facebook des passeurs qui affichent paquebots de luxe et autres mers caribéennes, les films de propagande institutionnels qui misent sur l’émotion en présentant les gardes côtes comme des super-héros ou les vidéos faites par les médias pour alimenter leurs différents supports, jusqu’à des films en 360 degrés pour la page Facebook du journal ou de la chaîne.

Dans cette profusion d’images, chacune raconte (comme toujours) sa propre histoire,  au service de celui qui les prend ou les diffuse, plus que de celui qu’elle met en scène. C’est d’autant plus saisissant dans le parallèle dressé entre les images prises au Danemark d’un côté par les défenseurs des migrants, et de l’autre par des groupes d’extrême-droite qui les rejettent, chacun pensant détenir une vérité absolue sur les réfugiés. Sous ses airs faussement pédagogiques, le film amène ainsi le spectateur à prendre conscience de ce qui se joue dans chaque image montrée, et à comprendre la stratégie de communication qui accompagne à chaque étape ce que l’on appelle communément la « crise des réfugiés ». Peu importe si l’on donne de la réalité un aperçu parcellaire et orienté du moment que l’on remporte la guerre idéologique, celle des apparences ou tout simplement de l’audimat.

Rapaz de Felipe Gálvez (Chili)


Tourné en format vertical à la manière d’une vidéo circulant sur les réseaux sociaux, Rapaz immerge le spectateur dans un fait divers filmé sur le vif, au beau milieu de la rue : un jeune homme accusé d’avoir volé un téléphone portable est pris à parti par la foule. Le spectateur assiste comme un témoin parmi d’autres à la montée en puissance de la confrontation. Le récit, dense et tendu, va jusqu'au bout de son dispositif, exploitant sans fioritures l’énergie et le sentiment d’urgence de cette forme contemporaine de cinéma-vérité qui témoigne, avec force et sincérité, des dérives de son époque.

Schächer de Flurin Giger (Suisse)


Construit comme un tableau imposant, ce huis clos au rythme volontairement lent et majestueux plonge le spectateur dans une attente anxieuse et intrigante. Tout, de la musique aux larges plans parfaitement composés, participe à l'aspect clinique et froid d'une narration qui évoque irrémédiablement Haneke, mais sans jamais paraître comme un simple exercice de style "à la manière de". Sa force émotionnelle est à la hauteur de cette beauté formelle qui mène implacablement vers un finale métaphysique et terriblement glaçant.

Le Sujet de Patrick Bouchard (Canada)


Réalisé en volume et en pixilation, Le sujet est une expérience cinématographique intense et complexe qui s'ouvre sur un corps inanimé sur une table de dissection. Patrick Bouchard découpe et sonde le moulage de son propre corps pour une introspection intime sidérante qui révèle d'étranges mécanismes.  L’artiste, face à lui-même, explore ses doutes, ses souvenirs, ses failles, ses espoirs, et parvient peut-être à déterminer ce qui le pousse à créer, ou au contraire l’empêche d’avancer. Dans le même temps, il met à nu la marionnette, cet objet animé dont on se demande souvent si elle a une âme.

Third Kind de Yorgos Zois (Grèce)


Yorgos Zois imagine un récit de science fiction dans lequel la terre est devenue un lieu mystérieux et inconnu, abandonnée depuis longtemps par l’humanité. Lorsqu’un étrange signal semble pourtant y être émis, trois archéologues spatiaux font le voyage retour. Ils découvrent dans les vestiges d’un ancien aéroport tout un pan de l’histoire humaine encore bien vivante. Notre présent actuel devient alors, pour les personnages, un passé obscur à reconstituer. Comme une façon de nous projeter face à l’Histoire et à la manière dont elle jugera notre époque et ses manquements. Toujours aussi formellement virtuose et inspiré, le cinéaste grec transcende son sujet par une utilisation à la fois minimaliste et monumentale des codes du Space opéra.

Torre de Nádia Mangolini (Brésil)


Le récit intime d'une famille se mêle à la grande Histoire dans ce très beau documentaire animé qui donne la parole à quatre membres d'une même fratrie. Par flashs-back successifs, ils tentent chacun à leur tour de reconstituer le portrait de leur père disparu sous la dictature militaire brésilienne, et racontent leur vécu respectif de la période durant laquelle leur mère fut elle-aussi emprisonnée. L'animation permet de combler les vides et les absences, prenant le relais d'une mémoire défaillante ou au contraire insupportable. On est à la fois avec eux, dans le drame privé qui les touche, et face à l'un des pires moments de l'histoire récente, dont l'actualité politique brésilienne nous fait nous souvenir avec plus d'acuité que jamais.

Un jour de mariage de Elias Belkeddar (Algérie)


Le personnage principal d'Un jour de mariage a quelque chose d’un cow-boy solitaire et las traînant élégamment son spleen dans les rues d’Alger. On suit ce voyou en exil dans un récit fragmenté aux allures d’errance existentielle qui se soucie moins de raconter une histoire que de capter des sensations et des ambiances. La chronique est forcément ténue, esquissée à toutes petites touches, mais elle fait preuve d'une sensibilité à la douceur communicative.

III de Marta Pajek (Pologne)


On le sait depuis l'année précédente et le choc ressenti face à Impossible figures and other stories II, Marta Pajek est une réalisatrice surdouée qui excelle dans les films métaphysiques épurés et minimalistes. Qu'il n'existe pas (encore) de volet intitulé I importe bien moins que le bonheur qu'on a eu à la retrouver en sélection officielle à Cannes en 2018 avec ce III qui n'a pas grand chose d'une suite, tout un posant un nouveau jalon dans sa recherche formelle et esthétique. Après avoir invité le spectateur à sonder les méandres de son propre labyrinthe intime, la réalisatrice propose cette fois une drôle de plongée dans le tourbillon de la séduction et de l'amour véritablement charnel en mettant en scène des personnages polymorphes (un homme, une femme, dessinées dans des tons noir et blanc) qui se rencontrent dans un décor dépouillé qui pourrait être celui d’une salle d’attente. Le film nous entraîne alors dans un troublant et intense ballet amoureux aux accents presque cannibales.

A noter enfin que certains films ayant connu une belle carrière en 2018 figuraient déjà dans notre classement 2017 !

Retour sur le 22e festival de courts métrages de Winterthur

Posté par MpM, le 19 décembre 2018

© Eduard Meltzer / IKFTW

La programmation du festival de Winterthur, que nous avions eu la chance de découvrir en 2017, reflète une qualité spécifique du court métrage : sa capacité à être un formidable terrain d'expérimentation pour les réalisateurs. Cela a conduit le festival à opérer pour sa 22e édition, qui s'est tenu en novembre dernier, des choix formels extrêmement audacieux, notamment dans le cadre de la compétition internationale. Des choix parfois radicaux, qui ont été très largement suivis par le jury international. Celui-ci a en effet de son côté privilégié un cinéma qui appelle à la réflexion, à la fois sur la société et sur le cinéma lui-même. La plupart des films qui figurent au palmarès s'offrent ainsi des libertés avec les formes de narration traditionnelle, et avec l'idée que l'on peut se faire généralement du court métrage, ou d'un film de manière générale.

On pense notamment à cet objet étrange qu'est le lauréat du Grand prix, Bigger Than Life d’Adnan Softic, documentaire expérimental qui raconte comment la République de Macédoine a utilisé le projet d’aménagement de sa capitale (Skopje 2014) pour réécrire l'histoire du pays, et notamment faire de la ville le berceau de l’Europe et des plus prestigieuses civilisations antiques. Le film s'ouvre sur un prologue d'environ 6 minutes qui montre en plan fixe un temple romain sur lequel le soleil se lève. Une voix-off déclame théâtralement, en faisant durer chaque syllabe, une citation de Johann Joachim Winckelmann, considéré comme le théoricien du néoclassicisme et le fondateur de l'histoire de l'art. Cette citation dit en substance que si l'on veut devenir grand, en un mot inimitable, il faut imiter les Grecs.

La suite du film est tout aussi déconcertante, avec sa musique et ses chansons grandiloquentes, ses effets kitschs et sa voix-off ironique, plaqués sur des vues de la nouvelle Skopje, pour décortiquer avec humour le processus de création d'une nouvelle identité nationale. Il est non seulement assez rare de voir un tel film remporter une grande compétition internationale, mais encore plus rare qu'il ne soit pas renvoyé dans une compétition purement expérimentale. Il faut reconnaître que Bigger than life n'a pas peur de jouer avec les nerfs du spectateur, accompagnant la portée politique de son propos d'une recherche formelle appuyée qui souligne l'absurdité de ce qu'il dénonce. Alors que se succèdent les vues de monuments boursouflés, on éclate alors de rire en entendant le chanteur dire d'une voix compassée que Sjopje, elle, est réelle. Le tout sur fond de feux d'artifices.

Autre film primé par le grand jury, A Room with a Coconut View de Tulapop Saenjaroen, Prix d’encouragement de la compétition internationale. Là encore le parti pris de départ est relativement radical. Une intelligence artificielle dont c'est la fonction fait visiter virtuellement une petite ville de l'est du pays à un touriste de passage. Elle répond à ses questions de sa voix robotique toujours enjouée, et plonge le spectateur dans une forme de délire visuel où se mêlent vues touristiques stéréotypées et images absurdes comme collées aléatoirement. Le réalisateur nous pousse à une réflexion puissante sur l'image ("que suis-je en train de regarder ?"), son utilisation et ses interprétations. Un film aussi complexe qu'ironique, qui dans la plupart des festivals de courts métrages aurait atterri en section expérimentale, mais illustre parfaitement la propension de Winterthur à penser le cinéma comme un art global couvrant tout le spectre de la narration et des expérimentations formelles.

Le grand jury a également remis deux mentions spéciales afin de distinguer le court métrage rwandais I Got My Things and Left de Philbert Aime Mbabazi Sharangabo et le film d'animation expérimentale canadien Legendary Reality de Jon Rafman. Le premier observe avec pudeur la veillée funéraire qui réunit quelques amis proches d'un jeune homme décédé. Entre moments de recueillements, conversations à bâtons rompus, lectures et même danses, le film essaye de brosser à la fois le portrait du défunt, un être anticonformiste dans une société corsetée, et de ceux qui l'accompagnent pour cette dernière nuit. A mi-chemine entre le documentaire et la fiction, le film ménage de jolis moments d'émotion, mais peine parfois à approfondir son propos, laissant le spectateur comme à l'extérieur du petit groupe.

Le second est un récit d'anticipation à la première personne créé à l'origine pour une exposition consacrée à Leonard Cohen à Montréal. Le réalisateur Jon Rafman recrée un univers futuriste inquiétant dans lequel le narrateur, enfermé dans une sorte de caisson étanche, laisse son esprit vagabonder, en quête d'un sens à la vie et à l'univers. Le texte est un poème puissant et onirique qui épouse le point de vue multi-temporel du personnage, et l'accompagne jusqu'au royaume de la mort et de la désolation. Incontestablement l'un des films les plus envoûtants qui étaient présentés cette année.

L'une des nouveautés de cette 22e édition du festival est d'avoir choisi d'éditorialiser désormais tous les programmes, y compris ceux de la compétition. Cela permet de mettre en lumière les invisibles liens qui relient les films au sein d'une sélection, d'un programme, et même du festival tout entier. Trois des films récompensés (Bigger than life, I Got My Things and Left et Legendary Reality) étaient ainsi présentés ensemble dans le programme intitulé Around the world, avec Mahogany too de Akosua Adoma Owusu, un film ghanéen donnant une nouvelle interprétation de la styliste Tracy Chambers telle qu'elle fut interprétée par Diana Ross en 1975 dans Mahogany de Berry Gordy et Dios nunca muere de Barbara Cigarroa, une fiction naturaliste suivant une famille mexicaine pauvre se prenant soudain à rêver d'une vie meilleure matérialisée par un logement individuel.

Les autres programmes de la compétition nous invitaient tour à tour à découvrir des films gravitant autour des thèmes Human nature, Prisoners, Promote yourself, Mysterious realities ou encore Sinful. Par exemple, la thématique Prisoners nous amenait d'abord à la rencontre d'un taureau dans l'arène (Tourneur de Yalda Afsah), d'une jeune femme transsexuelle enfermée par ses parents en Georgie (Prisoner of society de Rati Tsiteladze), d'une veuve que les traditions entendent empêcher de vivre sa vie au Népal (Tattini de Abinash Bikram Shah), d'une jeune femme anorexique prisonnière de son propre corps (Egg de Martina Scarpelli) et de trois jeunes hommes fauchés qui acceptent de jouer dans un film porno pour arrondir leurs fins de mois (Self destructive boys d'André Santos  et Marco Leao). Autant d'allégories assez passionnantes d'un monde qui semble multiplier les barrières et les méthodes d'enfermement ou de coercition alors même que tout semble pourtant désormais possible à l'être humain.

Le programme sur la nature humaine donnait lui-aussi une vision complexe et métaphorique de notre époque. Outre All these creatures de Charles Williams, palme d'or du court métrage à Cannes cette année, dans lequel un adolescent tente de reconstituer les conditions particulières de l'effondrement de son père, on y retrouvait notamment le captivant documentaire The migrating image de Stefan Kruse, qui explore la manière dont sont perçus et représentés les migrants et réfugiés à partir d’images trouvées sur les réseaux sociaux ou utilisées par des organismes publics. Avec une simple voix off d’une extrême simplicité, Stefan Kruse décortique tour à tour les pages facebook des passeurs qui affichent paquebots de luxe et autres mers caribéennes, les films de propagande institutionnels qui misent sur l’émotion en présentant les gardes côtes comme des super-héros ou les images faites par les médias pour alimenter leurs différents supports, jusqu’à des films en 360 degrés pour la page Facebook du journal ou de la chaîne.

Dans cette profusion d’images, chacune raconte (comme toujours) sa propre histoire,  au service de celui qui les prend ou les diffuse, plus que de celui qu’elle met en scène. C’est d’autant plus saisissant dans le parallèle dressé entre les images prises au Danemark d’un côté par les défenseurs des migrants, et de l’autre par des groupes d’extrême-droite qui les rejettent, chacun pensant détenir une vérité absolue sur les réfugiés. Sous ses airs faussement pédagogiques, le film amène ainsi le spectateur à prendre conscience de ce qui se joue dans chaque image montrée, et à comprendre la stratégie de communication qui accompagne à chaque étape ce que l’on appelle communément la « crise des réfugiés ». Peu importe si l’on donne de la réalité un aperçu parcellaire et orienté du moment que l’on remporte la guerre idéologique, celle des apparences ou tout simplement de l’audimat.

Il faut également citer dans ce programme un film philippin dans la parfaite lignée des courts métrages qui nous parviennent de cette région : décalé, ironique et absurde, et surtout doté d'une mise en scène à l'élégance folle. Manila is full of men named boy de Andrew Stephen Lee (sélectionné à Venise en septembre dernier) raconte, sur fond de retransmission télévisée des funérailles de Michael Jackson, la quête d'un homme à la recherche d'un fils d'adoption pour impressionner son propre père. Se rejoue alors l’éternelle question du sentiment d’appartenance à une famille ou à un groupe, et de son douloureux corollaire : l’exclusion et l’indifférence. Entre humour doux-amer et cruauté faussement policée, le réalisateur dresse un portrait à peine déformé de cet étrange animal que l’on appelle être humain.

Autre film remarqué, dans le programme Promote yourself cette fois, Le baiser du silure de June Balthazard, un documentaire poétique qui commence comme un épisode d’histoire naturelle autour du silure, un poisson quasi mythique qui vit en profondeur et peut dépasser la taille de l'être humain. Puis les données scientifiques laissent peu à peu place à une réflexion plus philosophique. Le silure, considéré par certains comme nuisible et invasif, apparaît comme le symbole de cet « étrange étranger » qui cristallise les peurs et les fantasmes de l’être humain. Se reflète alors en ce paria des cours d’eau l’histoire ancestrale de notre rapport à l’altérité.

Impossible de faire l'impasse, dans le programme Sinful, sur l'un des films les plus remarqués de l'année, La chute de Boris Labbé, sorte de tourbillon visuel qui emporte le spectateur dans un déchaînement de sensations visuelles comme décuplées par la musique monumentale de Daniele Ghisi. Tout à l’écran semble en perpétuel mouvement : le tourbillon des anges qui fondent sur la terre, l’éternel cycle de la nature, le feu de l’enfer qui engloutit tout sur son passage. Même la caméra s’envole, redescend, nous emmène toujours plus loin dans le panorama sidérant qui prend vie sous nos yeux. Difficile de résumer ou décrire l’ampleur formelle et narrative de ce film-somme qui semble porter en lui toute l’histoire de l’Humanité. Il nous laisse pantelant face à notre propre interprétation, plongés dans un univers de songe et de cauchemar qui s’avère à la fois terrifiant et sublime. Winterthur se devait d’intégrer dans sa sélection cette œuvre complexe et unique qui brouille les notions réductrices d’animation, d’art contemporain et de recherche expérimentale pour ne garder que ce qui compte vraiment : le plaisir pur du cinéma.

A ses côtés, mais dans un genre rigoureusement différent, on a également été séduit par Swatted, un documentaire venu du Fresnoy, qui utilise des vidéos youtube et des images vectorielles issues d'un jeu vidéo pour raconter un phénomène de cyber-harcèlement qui touche les joueurs en ligne aux Etats-Unis : le swatting, consistant à usurper l'identité d'un gamer, puis appeler les secours en son nom en inventant l'histoire la plus sanglante (et la plus crédible) possible afin de faire débarquer le Swat (unité d'élite spécialisée dans les assauts) chez lui, armé jusqu'aux dents.

Ismaël Joffroy Chandoutis mêle témoignages des joueurs et images virtuelles pour mieux montrer la porosité des frontières entre la réalité et la fiction. La violence acceptable et apprivoisée du jeu semble alors déborder brutalement dans le monde réel, le transformant en un lieu hostile et menaçant où la vie des protagonistes est cette fois véritablement en danger. Le film participe ainsi d'une réflexion ultra-contemporaine sur l'incursion d'une violence, jusque-là cantonnée au périmètre de la fiction et des informations télévisées, dans notre quotidien le plus banal : dans la rue, dans une salle de concert, et jusque dans son salon. Non seulement il n'est plus possible de penser la violence comme on en avait l'habitude, notamment en la tenant à distance, mais surtout, il est devenu impossible de penser les images en termes binaires : d'un côté la réalité et de l'autre la fiction. Cette hybridation finit par envahir Swatted, qui nous propose la vision d'un monde entièrement virtuel, comme si on était soudainement incapable de voir la réalité autrement que sous le prisme de la "matrice", semblable à la trame d'un jeu vidéo.

Le programme Reconstructed identities s'ouvrait sur un curieux essai expérimental intitulé Today is 11th june 1993. La réalisatrice Clarisse Thieme y met en scène une traductrice, seule dans sa cabine face à un écran où se déroule un film amateur. Des jeunes gens jouent devant la caméra une forme de fiction fantasmée dans laquelle ils tentent de s'échapper de la ville de Sarajevo assiégée (on est le 11 juin 1993) à l'aide d'une machine à voyager dans le temps. Dans une sorte de boucle temporelle absurde, la scène ne cesse de se rejouer sous nos yeux, les visiteurs du futur finissant immanquablement par rester coincés dans l'époque de la guerre, n'ayant pour seule option que d'envoyer de nouveaux SOS vers le futur. Il s'agit d'un film d'archive conservé dans une collection privée de vidéos amateurs documentant la vie des habitants de Sarajevo pendant la guerre, que la réalisatrice s'est réapproprié dans une démarche d'interrogation du temps présent : nous, spectateurs de cet appel à l'aide venu d'une époque révolue, comment réagirons-nous ?

En clôture de ce même programme, on retrouvait un nom connu, celui d'Apichatpong Weerasethakul. Dans le cadre du programme "3e scène" de l'Opéra de Paris, le cinéaste thaïlandais a réalisé Blue, un énigmatique film dans lequel une femme dort dans la jungle, dans ce qui semble un décor de théâtre. Un ingénieux système de poulie permet à un rideau peint d’alterner deux paysages. Il ne se passe rien si ce n’est cette alternance, et les légers mouvements de la femme qui cherche le sommeil. Jusqu’au moment où l’on croit discerner une flamme s’échapper de son corps.

Cette femme inerte qui se consume sous nos yeux par un habile effet de reflet et de surimpression, qui est-elle ? Quels rêves l'agitent ? Quel fil invisible la relie aux soldats endormis du précédent long métrage du cinéaste, Cimetière des splendeurs ? On ne peut s'empêcher de penser à la Thaïlande, ce pays dans lequel il est interdit de critiquer le roi ou sa famille, impossible de s’exprimer, dangereux de protester. Un pays endormi par la censure, à la beauté de façade, mais qui se consume littéralement de l’intérieur.

Si l'on est véritablement enthousiaste face à cette compétition 2018 de Winterthur, c'est qu'elle répond à l'entêtante question qui nous poursuit de festival en festival : qu'est-ce qu'une bonne sélection ? Il faudrait être naïf pour penser qu'elle réunit simplement les "meilleurs" films (meilleurs selon qui ? selon quoi ?) tant il s'agit en réalité d'une alchimie fragile, de liens invisibles qui se tissent entre les films, d'échos qui se font (ou pas) en nous. Pour sa 22e édition, l'équipe de Winterthur avait atteint cette forme d'état de grâce qui permet à chaque film d'exister par lui-même, de gagner en ampleur au milieu des autres, et d'entrer en résonance avec la vie ou les préoccupations de ceux qui le regardent. Si le regard porté sur notre époque est grave et critique, lourd de questions laissées sans réponses, ce que cette compétition 2018 révèle de l'état du cinéma est en revanche follement enthousiasmant.