Festival de La Rochelle 2017: Suspendre le temps avec Hitchcock et Tarkovski

Posté par Martin, le 3 juillet 2017

Notes à propos de The Lodger d’Hitchcock (1926) et Stalker de Tarkovski (1979).

Difficile de proposer deux rétrospectives en apparence aussi différentes que celles consacrées à Alfred Hitchcock et Andrei Tarkovski au Festival de La Rochelle cette année. L'un, prolixe, est toujours considéré comme le maître du suspense et est admiré, plagié pour son découpage qui dirige avec précision les émotions du spectateur. L'autre n'aura réalisé que sept longs-métrages et, s'il s'est essayé avec succès au film de genre (Stalker, Solaris) ses intrigues métaphysiques, loin de jouer sur le suspense, dilatent le temps. Pourtant, Tarkovski, comme Hitchcock, pratique un art de la suspension de l'instant. Voici une comparaison de leur méthode à travers deux films fondateurs, The Lodger et de Stalker.

Dans le premier grand succès muet d’Hitchcock, The Lodger, chaque moment est dilaté autour de la même attente, comme un jeu avec le spectateur aux multiples variations : le locataire est-il le tueur de jeunes femmes blondes qui sévit tous les mardis ? La jeune blonde de la maison dans laquelle il vit est donc la victime idéale. Lorsqu’elle prend un bain, il frappe à la porte. Elle est dans sa baignoire au premier plan, et au second la porte crée une attente dans l’image même : elle pourrait s'ouvrir à tout instant et causer la mort de la jeune femme. Mais, comme on est chez Hitchcock, cette porte est aussi une métaphore sexuelle tenace : le plan sur les pieds de la jeune femme qui battent la mesure dans l'eau du bain est suivi par celui du jeune homme ému de l'autre côté de la porte. Voyeurisme frustré qui dure jusqu'à ce que la jeune femme s'entoure d'une serviette et aille elle-même ouvrir au jeune homme – elle n'est pas farouche, elle est amoureuse.

Mais ce qui caractérise plus encore le temps du suspense chez Hitchcock, c'est la subjectivité. On est toujours avec le personnage, dans son émotion, si bien que le spectateur peut être mis dans la même tension avec un (presque) innocent sur le point de se faire tuer (la fameuse scène de la douche dans Psychose) qu'avec un criminel avéré qui essaie de récupérer la preuve qui l'accusera (le briquet de L'Inconnu du Nord-Express). Dans The Lodger encore, il est intéressant de noter qu'un effet spécial, une transparence, est utilisé pour nous révéler à quoi pense la blonde héroïne : elle lève les yeux au plafond et la lampe vacille, elle voit soudain les pieds du jeune homme possiblement coupable marcher comme si son regard était capable de transpercer le plafond. Subjectivité sentimentale donc, et une nouvelle fois liée aux pieds, objet de tous les fétiches, puisque c'est un plan sur la trace des chaussures du locataire dans la neige qui orientera le policier dans sa recherche.

Le cinéma de Tarkovski propose l'opération inverse : plutôt que de nous concentrer dans un instant, il nous y perd, plutôt que de nous amener à une transparence dans l’image le récit ne fait que renforcer son opacité. Le temps devient un paysage, et vice versa. Le trajet des trois antihéros de Stalker raconte bien cet étirement du temps. Au lieu d'aller droit sur le chemin de leur quête, le guide fait passer le scientifique et l'intellectuel par de multiples chemins de traverse. Quand l'un s'aventure vers la bâtisse désolée qui semble contenir tous les trésors, une voix le rappelle à l'ordre. Il devra bel et bien suivre le chemin sinueux du guide. Le temps n'existe plus. Ou alors que parce qu'il est perdu. Il s'agit alors pour les trois personnages de ralentir, de réfléchir. Quel petit chemin parcouru physiquement pour un aussi long questionnement moral. Le suspense fait ainsi place à une suspension infinie.

Par la durée de ses films, il s'agit pour Tarkovski de nous mettre dans cet état de brouillard particulier où rêve, réalité, objectif concret et découverte morale se mêlent. Plus l'intrigue se simplifie, plus l'action se densifie. Le film s’apparente alors à un ralenti, une action empêchée, qui nous permettrait de faire miroiter chaque pensée dans l'espace (ce que les personnages appellent la Zone). À la fin, il ne reste qu'à s'abandonner à la contemplation de gouttes d'eau qui tombent et résonnent dans une ruine vide. La beauté est perdue, mais elle est pourtant bien tangible. Le suspend se poursuit, même après le film, dans l'esprit du spectateur. Dans Andrei Roublev, il faut attendre les dernières images pour voir les tableaux du peintre : éclatantes, en couleurs, elles sont le résultat de près de trois heures de luttes, de tortures historiques et de questionnements moraux. Là où chez Hitchcock l'attente est un moyen – elle a toujours une fin : le coupable est confondu, l'innocent innocenté – elle est chez Tarkovski le sujet même du film.