Clermont-Ferrand 2020 : nos premiers coups de coeur dans la compétition nationale

Posté par MpM, le 7 février 2020

Véritable paradis du cinéphile cinéphage, Clermont-Ferrand propose 31 programmes de cours métrages, rien qu'en compétition. Il faut ajouter à cela les différentes sections rétrospectives ou thématiques, ce qui porte à un niveau vertigineux le nombre d'oeuvres présentées.

Dans ce foisonnement, certains films sont déjà fortement identifiés suite à leur sélection dans d'autres festivals. D'autres, en revanche, avaient jusque-là échappé à notre attention. Parmi ceux-là, nous en avons retenu trois, issus de la compétition nationale, qui auront vraiment marqué cette 42e édition.

Genius loci d'Adrien Mérigeau


On comprend aisément pourquoi Genius loci enchaîne en quelques semaines le Festival Premiers plans d'Angers, Clermont-Ferrand et la compétition officielle de la Berlinale. Le premier court métrage en solo d'Adrien Mérigeau (avec des décors signés Brecht Evens et une séquence animée par Céline Devaux) est une splendeur visuelle et intellectuelle que l'on serait bien en peine de résumer, si ce n'est que son personnage principal, Reine, s'échappe de chez elle et s'enfonce dans le chaos urbain de la nuit, guidée par son écho.

Nous voilà donc face à une errance narrative syncopée, qui donne l'impression d'imiter les volutes du jazz, improvisant en toute liberté, ajoutant ici des images à peine esquissées qui se superposent au plan ; là, au contraire, dépouillant  le cadre de tout détail superflu. Cette esthétique changeante d'une image à l'autre, reflet des émotions de la jeune femme, et des sensations qu'elle traverse, est un tourbillon de formes, de couleurs et de mouvements qui matérialisent la vitalité invisible du monde, ce que l'auteur appelle le chaos urbain.

Le spectateur est pris dans l'énergie débordante de ce flot d'images, envoûté par la virtuosité avec laquelle la ville s'esquisse et se transforme sous ses yeux. Comme si au contact de Reine, les choses étaient soudainement refaçonnées par ses pensées intérieures et par sa vision du monde, à l'image de ces trois harceleurs de rue qui se décomposent en tableaux cubistes, avant de se muer en un minotaure qu'elle abandonne derrière des barreaux. Les allers et retours entre abstraction et dessin figuratif sont également incessants, comme si le film hésitait entre deux manières complémentaires de représenter la réalité dans sa dimension la plus foisonnante. Le résultat est assez époustouflant, à la fois d'une incroyable beauté visuelle et d'une grande force d'évocation, avec une séquence finale qui va crescendo dans l'expression des sentiments intimes les plus enfouis, qui trouvent enfin la possibilité de s'extérioriser.

Jusqu'à l'os de Sébastien Betbeder


Ce n'est pas nous qui allons nous plaindre de la rapidité avec laquelle tourne Sébastien Betbeder, dont on a vu en 2019 successivement deux longs métrages, Ulysse et Mona et Debout sur la montagne. Son nouvel opus est un moyen métrage formidable qui renoue avec la veine la plus absurde et décalée de son cinéma, dont on aime tant la liberté de ton et la vivacité d'esprit.

Il s'agit donc de la rencontre entre Thomas, pigiste au Courrier Picard, et Usé, musicien et ancien candidat aux élections municipales d'Amiens, qu'il est chargé d'interviewer. Le premier plan nous montre Thomas qui explique à son interlocuteur qu'il lui a menti pour expliquer son retard : non, son père n'a pas eu d'AVC. Il a juste eu du mal à se remettre d'une soirée trop arrosée. A ce stade, la situation pourrait être délicate, et compromettre l'interview. Sauf qu'Usé s'avère très compréhensif, et même compatissant. On s'en rendra vite compte, ces deux-là sont faits pour s'entendre, et se sont bien trouvés. D'ailleurs, on les prend pour des frères jumeaux.

De scènes hilarantes (la longue tirade d'Usé imitant Emmanuel Macron devant son ancien lycée) en idées poétiques (brûlant un cierge pour que son ex-copine revienne vers lui, Thomas se laisse parasiter par un autre souhait, qui finira bien par être exaucé), Jusqu'à l'os est une balade punk et ultra-contemporaine dans le monde d'aujourd'hui. Pas dans le monde trop réel des violences policières et des grands capitaux qui marchent au pas, non, mais plutôt dans celui, plus fantasmé et fantaisiste, de ceux qui refusent de céder à la peur et à la bêtise. Les personnages ont l'esprit, l'attitude, l'idéalisme des gens qui luttent, même si c'est par des actes plus poétiques que politiques, et que le "parti sans cible" créé par Usé n'a recueilli que 2,2% des voix aux élections municipales de 2014. On se laisse donc entraîner sans la moindre arrière-pensée dans le périple joyeux et fraternel de ces deux héros magnifiques, notre seul regret étant de ne pas pouvoir passer plus de temps avec eux.

Qu'importe si les bêtes meurent de Sofia Alaoui


Cette coproduction franco-marocaine menée de main de maître par la réalisatrice Sofia Alaoui relève le pari osé de proposer un film d'anticipation épuré et minimaliste dans les montagnes de l'Atlas. Abdellah, un jeune berger, doit descendre au village pour acheter de quoi nourrir ses bêtes qui dépérissent. Mais il découvre que tous les villageois sont partis, effrayés par l'arrivée de créatures venues d'une autre planète.

Avec une âpreté d'écriture renforcée par la topographie austère des  lieux où se déroule le récit, le film ausculte le bouleversement que produit chez les différents personnages la pensée que l'être humain n'est pas seul au monde. Il y a la jeune femme qui voit une bénédiction dans cette révélation, parce qu'elle lui permet de prendre son destin en mains. Le fou du village, lui, s'enthousiasme sur ces extraterrestres qui viennent "éclairer notre ignorance". Et puis il y a le père d'Abdellah qui le traite de mécréant, et ne peut supporter de voir son système de pensées remis en cause.

Sofia Alaoui ajoute ainsi à son récit de science fiction ultra-naturaliste et parfaitement tenu une dimension de parabole métaphysique qui vient remettre en cause tout azimut les traditions, les coutumes et les croyances humaines. "Et si tout ce que nous croyons était faux ?" balbutie Abdellah, abasourdi par l'étendue du vide qui s'ouvre soudain sous ses pieds. La fin ouverte nous renvoie à nos propres certitudes, et aux difficultés que nous avons parfois à les voir questionnées.