Rencontre avec Peter Greenaway : « Personne ne se plaint que Michel-Ange ait fait de la propagande ! »

Posté par MpM, le 5 juillet 2015

eisensteinA l'occasion de la sortie de Que viva Eisenstein ! mercredi prochain, nous avons longuement rencontré le réalisateur Peter Greenaway pour une conversation à bâtons rompus sur Sergueï Eisenstein, le cinéma de propagande, la mort et l'avenir du cinéma. Petit avant-goût de ce long entretien avant sa publication mercredi, avec l'anecdote favorite de Greenaway à l'égard d'Eisenstein, qui l'amène à expliquer pourquoi il n'a pas désiré faire un biopic classique.

greenaway"Il y a une anecdote que l’on répétait souvent sur le tournage et qui figure dans le film. Lorsqu’Eisenstein est arrivé à l’aéroport de Rotterdam, il y a avait une foule compacte de journalistes qui l’attendaient. Mais quand ils l’ont vu, ils ont semblé très déçus : ils attendaient Einstein !

Biopic... non conventionnel

Donc, on peut se demander dans quelle mesure le grand public d'aujourd'hui connaît Eisenstein…  Mais est-ce que cela signifie que, moi, je dois éduquer les spectateurs ? Dois-je dire : voilà, c’est Eisenstein. Il est né tel jour, à tel endroit, etc.

D'une part ce serait assez barbant, mais en plus, à notre époque, les gens peuvent facilement trouver toutes les informations qu’ils souhaitent sur Eisenstein !

J’imagine que d’une certaine manière, c’est un biopic, mais un biopic très peu conventionnel. Je n’ai pris qu’une toute petite partie de sa vie, ces dix jours où il est loin de ses centres d’intérêt, de Staline, loin du matérialisme dialectique… et je pense que vous serez d’accord avec moi : quand on voyage à l’étranger, on devient une autre personne. Pas forcément de manière aussi dramatique, mais on gagne une certaine forme de liberté. On commence à voir notre pays d’origine différemment.

Par ailleurs, nous avons beaucoup joué, eisenstein 2dans Que viva Eisenstein !. Nous avons beaucoup cité ses films : des séquences célèbres d’Octobre et du Cuirassé Potemkine, à plusieurs reprises. C’est un peu ironique, aussi.

Car si vous êtes étudiant en cinéma, vous faites une orgie d’Eisenstein. Vous devez être attentif, tout regarder dans les moindres détails. Ca a un petit côté "allez, c’est reparti, tiens, les escaliers d’Odessa", etc. On voulait jouer avec cette idée-là aussi.

Propagande, vous avez dit propagande ?

eisensteinBien sûr, c’est un problème : est-ce que les gens ont assez de connaissances sur Eisenstein pour comprendre pleinement ce qu’on fait ? Le film est sardonique, il est critique envers le cinéma de propagande, envers le cinéma de propagande soviétique.

Lénine pensait que le cinéma était absolument idéal pour la Russie car 95% de la population russe était illettrée à l’époque. Donc faire du cinéma de propagande était primordial. Staline l’a compris lui aussi bien sûr, et l’a encouragé à outrance.

Mais vous savez, il y a une chose étrange au sujet de la propagande. J’ai été particulièrement irrité quand les gens ont rejeté Eisenstein en disant : "c’est de la propagande soviétique". Mais la chapelle Sixtine de Michel-Ange est de la propagande pour le catholicisme !!! Personne ne se plaint que Michel-Ange ait fait de la propagande !"

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Pour aller plus loin

- n'oubliez pas de participer à notre jeu concours et gagnez des places pour Que viva Eisenstein !

- lisez notre pré-critique du film lors de sa présentation au Festival de Berlin 2015

Berlin 2015 : Peter Greenaway ressuscite brillamment S.M. Eisenstein

Posté par MpM, le 12 février 2015

eisenstein in guanajuato

Décidément, la compétition officielle de cette 65e Berlinale fait le pari du rire et de la légèreté. Malgré des sujets souvent graves ou douloureux, les films semblent en effet avoir cherché à rivaliser d'humour, parfois franchement noir, comme dans Aferim de Radu Jude (sur les préjugés racistes) ou plus ironique, comme dans Body de Malgorzata Szumowska (sur une spiritiste persuadée d'être en contact avec les morts).

Peter Greeneway s'est lui carrément tourné vers la farce flamboyante pour rendre hommage à l'un des plus importants cinéastes du début du 20e siècle, le surdoué et fantasque Serguei Eisenstein. Eisenstein in Guanajuato se déroule au Mexique du début des années 30, alors que le réalisateur russe n'a encore que deux films à son actif. Décidé à tourner en Amérique latine, il s'installe dans la petite ville de Guanajuato où il fait la connaissance de Palomino, un fringant Mexicain qui lui sert tout à la fois de guide, d'ange gardien et d'initiateur.

Dans une cinématographie exubérante (plans courts frénétiques et hallucinés, split screens, travellings acrobatiques...), le film aborde tour à tour les mystères de la création artistique, le rapport à la mort et à la sexualité et la révolution intérieure aussi bien physique qu'intellectuelle subie par le cinéaste au cours de son séjour. Greenaway ne recule devant rien (sa scène de dépucelage atteint des sommets d'outrance) pour rendre palpable la personnalité complexe de son personnage, "clown tragique" déjanté et génial.

Il fallait bien toute la folie cinématographique de Greenaway (qui se sert avec maestria de tout ce que la grammaire cinématographique compte d'effets, parfois jusqu'au vertige) pour saisir la folie complexe et structurée d'Eisenstein. Sa logorrhée rapide, sa nonchalance face à l'autorité, ses talents de conteur, son caractère indomptable et provocateur... le portrait est joyeux et décomplexé, savoureuse tranche de vie au dénouement attendu plutôt que biopic tenté par la psychologie de comptoir. On est à la fois bluffé par le rythme trépidant du film et enchanté par l'inventivité du réalisateur qui parvient à mettre en adéquation son style et son sujet.

A Berlin est traditionnellement remis le prix Alfred Bauer qui "ouvre de nouvelles perspectives dans l'art cinématographique ou offre une vision esthétique novatrice et singulière". Pour 2015, Eisenstein in Guanajuato semble tout indiqué. Mais au fond, on serait un peu déçu qu'il ne reparte qu'avec ce prix "singulier" tant il est manifestement l'aboutissement d'une réflexion captivante sur ce qu'est, peut et devrait être le cinéma.