Cannes 70 : 1946, la 1e édition à travers les critiques de l’époque

Posté par cannes70, le 9 mars 2017

70 ans, 70 textes, 70 instantanés comme autant de fragments épars, sans chronologie mais pas au hasard, pour fêter les noces de platine des cinéphiles du monde entier avec le Festival de Cannes. En partenariat avec le site Critique-Film, nous lançons le compte à rebours : pendant les 70 jours précédant la 70e édition, nous nous replongeons quotidiennement dans ses 69 premières années.

Aujourd'hui, J-70.


L'ambition initiale avec ce premier texte était de faire un tour complet des critiques d'époque de la première édition du Festival de Cannes qui se déroula du 20 septembre au 5 octobre 1946. Après 1278 heures (environ) passées à traquer des avis éclairés de journalistes issus de Combat, l'Aurore ou les Nouvelles Littéraires pour chacun des 45 longs-métrages présentés en compétition (!!! - je ne me plaindrai plus jamais de sélections pléthoriques) j'ai décidé de capituler lamentablement et de cibler quelques œuvres emblématiques. Il reste peu de traces des opinions éclairées sur les films les plus rares, dont certains ont pourtant reçu un Grand Prix.

Rappelons en bref que tout le monde (ou presque ) avait gagné, comme à L'École des Fans, histoire de ne vexer aucune nation ayant engagé plus d'un film. Pas de documents sur La Terre sera rouge de Bodil Ipsen, La Ville basse de Chetan Anand, Iris et le Cœur du lieutenant de Alf Sjöberg (l'un des premiers habitués de Cannes) ou Les Hommes sans ailes de Frantisek Cáp, aucun article au passage de la presse régionale de l'époque dans la bibliothèque de la Cinémathèque Française (oui, je balance) qui a pourtant bien dû couvrir l'événement...

C'est dommage, ceci dit, cela intrigue et donne envie de traquer ces lointaines archives qui permettraient d'en savoir plus sur ces productions internationales aujourd'hui absentes des radars des cinéphiles et leur réception critique. Et là vous me dites : «mais tu aurais pu contacter le Festival de Cannes, ils ont peut-être quelque chose ?!?». Et oui, là, vous me prenez au dépourvu, j'avoue une incompétence journalistique qui fait le désespoir de ma famille et la honte de ma profession.

Dans l'ouvrage Cannes Memories co-signé Jean-Louis Siboun et Frédéric Vidal (avec la collaboration de l'indispensable Jean-Claude Romer) qui évoque les 45 premières années du festival, un seul texte critique d'époque représente l'année 1946, écrit par Pierre Rocher pour Nice-Matin : « On n'eut jamais cru qu'il y eut tant de gens qui s'intéresseraient au cinéma. Les fauteuils étaient au premier occupant sans que l'on se souciât des numéros portés sur les cartes d'invitation. Les ouvreuses tâtonnaient, dans l'obscurité de la salle, comme des chauves-souris, et un sacré rideau mi-ouvert mi-fermé, jetait sur l'écran un faux jour qui faisait hurler le jury isolé dans sa loge ». Une citation pas très éclairante sur la qualité des films mais c'est hélas la seule...

D'après les mots du père des César, Georges Cravenne (Paris-Soir), les journalistes n'étaient de toute façon guère nombreux : « on fut à peine une dizaine », peut-on lire dans l'ouvrage Le Festival de Cannes sur la scène internationale de Loredana Latil, préfacé par Gilles Jacob.

Une aveugle et un alcoolique égéries du premier festival


Pour lancer (enfin, me direz-vous) cet article, évoquer les deux premiers lauréats des prix d'interprétation, Michèle Morgan pour La Symphonie pastorale de Jean Delannoy et Ray Milland pour Le Poison de Billy Wilder, permet de faire un peu de mauvais esprit. Il est franchement ironique que ces pionniers du palmarès jouent l'une, une aveugle, l'autre un alcoolique. Des esprits honteusement sarcastiques (sur lesquels pèse mon plus profond mépris) pourraient y déceler un résumé bien confortable du mode de vie des critiques au festival.

Commençons par la regrettée comédienne, disparue l'hiver dernier, qui priait Jean Gabin de l'embrasser lorsqu'il lui fit nonchalamment une remarque d'ordre esthétique sur ses yeux, beaux certes, mais sur un quai à la visibilité réduite. Dans le journal Ambiance du 9 octobre 1946, le film est ainsi décrypté : « le style et la pensée d'André Gide sont […] aussi peu picturaux que possible et les notations psychologiques du grand écrivain ne semblent guère destinées à être traduites en images. Jean Delannoy a vaincu toutes ces difficultés avec brio et une classe dignes d'éloge. Il est parvenu à transcrire les sentiments les plus intimes des héros et l'évolution d'une action qui n'est, à tout prendre, qu'une action strictement intérieure, avec une netteté et une rigueur qui assurent à son film une progression régulière et comme irrésistible. On dira peut-être que c'est du cinéma statique. Mais comment pourrait-il en être autrement puisqu'il s'agit seulement de la transposition d'éléments invisibles en éléments visibles. […] La cadence voulue par Delannoy est empreinte d'une sorte de majesté. »

Dans l'Aube du 26 septembre, on ne fait pas dans la demi-mesure non plus en complimentant ce film, en rejetant les autres ainsi qu'en se plaignant de la qualité de la projection. Remarquons que l'on parle peu du film au final, avec en titre Enfin, du bon cinéma (oui, déjà on se plaint de la qualité de la sélection) : « Le festival a commencé véritablement dimanche par la projection de La Symphonie pastorale. Jusqu'à cet instant, nous avons eu la désagréable impression d'assister à de quelconques séances cinématographiques dans une petite ville de France, avec tout l'inconfort et la médiocrité que cela peut impliquer. Théoriquement, du moins nous l'espérions, le festival devait être un concours âprement disputé entre les grandes œuvres filmées de dix-neuf nations. En fait, la lutte se circonscrira entre une demi-douzaine de productions qui laissent les autres derrière elles. […] C'est pour nous une satisfaction particulière qu'une réalisation française vienne trancher avec tant de médiocrité. […] Nous ne saurions passer sous silence les conditions par trop défectueuses de la projection. Être obligé de supporter quatre coupures de films par séance, deux inversions de bobines, un mauvais réglage du son, un cadrage maladroit, le tout dans des conditions d'inconfort exceptionnelles, voilà qui ne se justifie pas dans une manifestation de cette importance ».

Michèle Morgan, comédienne de génie

George Charensol dans Les Nouvelles Littéraires souligne lui aussi le talent de Morgan : « si le caractère de Gertrude nous satisfait pleinement, c'est qu'une comédienne de génie lui insuffle une vie intérieure qui déborde largement le cadre du film ». Toujours autour de ce film, il s'agace de certains commentaires liés aux problèmes cités plus haut : « Les lecteurs m'excuseront si, au lieu de les entretenir d'incidents sans importance et sans intérêt, je leur parle des films présentés à Cannes. Je sais bien que le dernier mot du snobisme est de dire du mal du Festival de cannes [Oui, déjà !!!] mais le snobisme et la mauvaise foi ne sont pas mon fort ». Et pan dans le bec !

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