Mon film de l’année : Peace to us in our dreams de Sharunas Bartas, humanisme à l’état brut

Posté par MpM, le 25 décembre 2016

Pour qui tient Sharunas Bartas pour une sorte de chaman aux pouvoirs quasi mystiques, Peace to us in our dreams ne peut pas être un film comme les autres. Parce que chaque nouvelle production du cinéaste lituanien est un événement, bien sûr, qui fut d'ailleurs accompagné d'une rétrospective au Centre Pompidou. Mais aussi parce que dès le titre, c’est déjà un programme, presque une promesse. La certitude d’assister à un moment de cinéma tout en participant à une expérience profondément universelle.

Le mal de vivre des personnages, leurs doutes et leurs interrogations, leurs lâchetés et leurs faiblesses, aussi, en font donc pour moi le film le plus marquant de l’année 2016, celui qui hante longuement le spectateur, et l’oblige même à y revenir encore, et encore, dans l’espoir d’y trouver à chaque fois quelque chose de plus. Pas de réponses, non, mais ce sentiment unique de ne pas être seul. Voilà sans doute la plus grande force du cinéma de Sharunas Bartas en général, et de son dernier long métrage en particulier : nous relier au reste de l’Humanité par le biais d’une immense fraternité non pas formelle, mais essentielle, voire originelle.

Le film prouve ainsi que l’incommunicabilité bien réelle qui est au cœur du récit, et qui empêche les Hommes de se comprendre et d’être véritablement ensemble, peut être dépassée par le langage visuel et sensoriel du cinéma. Grâce à Peace to us in our dreams, à cet art si fragile et si ténu, exigeant aussi, on s’est tout simplement senti moins seuls cette année.

Deux autres types de films ont profondément marqué cette année 2016 par ailleurs si brutale et douloureuse : les récits de lutte et de résistance, qui rappellent qu’aucun combat n’est perdu d’avance, et les œuvres plus formelles, qui explorent toutes les ressources du langage cinématographique, quitte à s’abstraire parfois de récit et de narration au profit d’une expérience esthétique plus expérimentale.

Sélection subjective par ordre alphabétique :

Aquarius de Kleber Mendonça Filho : la lutte d’une femme seule et digne contre des promoteurs véreux. Quel meilleur symbole de résistance à la fois dans un Brésil en proie à un coup d’état institutionnel et plus généralement dans un monde où les plus forts écrasent systématiquement les plus faibles ?

The Assassin de Hou Hisao-Hsien : un vrai faux film d’arts martiaux qui expérimente une narration en creux, faite d'ellipses et d'esquisses. Comme une allégorie de film qui confine au sublime.

Fuoccamare de Gianfranco Rosi : un documentaire sur l’île de Lampedusa qui met toute l'intelligence, la force de conviction et la magie du cinéma au service de la sensibilisation au sort des réfugiés. Bouleversant, oui, mais surtout brillant et nécessaire.

Mademoiselle de Park Chan-wook : une kaléidoscopique histoire d’arnaque et de trahison dans la Corée des années 30, teintée d’érotisme et de cruauté. D’une beauté plastique à couper le souffle, et d’une perversité joyeusement rafraîchissante.

Merci patron de François Ruffin : la démonstration jubilatoire que, parfois, il est possible de retourner les règles du capitalisme le plus violent contre ceux qui les ont inventées. Un documentaire faussement potache qui redonne confiance dans l’action militante, qu’elle soit individuelle ou plus collective.

Pour finir, deux œuvres découvertes en festival mais pas encore sorties sur les écrans français : Grave de Julia Ducournau (Semaine de la Critique 2016), film de genre aux différents niveaux de lecture qui oscille brillamment entre ironie et angoisse, humour noir et clins d'œil au cinéma gore ; et Crosscurrent de Yang Chao (Berlin 2016), une errance hallucinée et métaphysique le long du fleuve Yangtze, à la beauté fulgurante et à la poésie violemment mélancolique. Preuves que, quoi qu’il arrive en 2017, il reste de belles choses à découvrir.

Rétrospective Sharunas Bartas aux cinémas du centre Pompidou

Posté par MpM, le 5 février 2016

sharunas bartas

Décidément, la période est faste pour les amateurs (il faudrait dire : les inconditionnels) du cinéaste lituanien Sharunas Bartas. Après son grand retour au dernier festival de Cannes (voir notre chronique de l'époque), il illumine le mois de février avec un nouveau film en salles (Peace to us in our dreams, le nouveau volet envoûtant d'une oeuvre qui ne cesse de remettre l'humain au centre de son existence), une exposition (Few of them, à découvrir jusqu'au 27 février au passage de Retz, dans le 3e arrondissement de Paris), un ouvrage collectif (Sharunas Bartas ou les hautes solitudes, dirigé par Robert Bonamy) et une rétrospective de l'ensemble de son travail qui se tient aux cinémas du centre Pompidou jusqu'au 6 mars.

En plus de (re)découvrir les œuvres emblématiques du réalisateur (Trois jours, Corridor, Freedom...), il sera possible de voir ses courts métrages, certains des films produits par son studio Kinema (Earth of blind d'Audrius Stonys, Sharunas Bartas, An army of one de Guillaume Coudray) et même deux films dans lesquels Sharunas Bartas fait l'acteur pour d'autres cinéastes, Leos Carax (Pierre ou les ambiguïtés) et Claire Denis (Les salauds). Une rencontre aura également lieu avec le public le 13 février à 17h.Un moment rare et précieux à ne rater sous aucun prétexte, même s'il ne faut pas trop compter sur le cinéaste pour expliquer son oeuvre (il a horreur de ça) ou livrer beaucoup de lui-même (il préfère parler des autres).

C'est peut-être pour cela que le peu qu'il accepte de dire a autant de valeur, et de puissance d'évocation. La preuve par l'exemple avec cette conversation entrecoupée de silences que nous avons eue avec lui à l'occasion de cette rétrospective.

Ecran Noir : Le centre Pompidou consacre une rétrospective de l'ensemble de votre oeuvre. Est-ce un exercice que vous appréciez de vous retourner sur votre travail et plus généralement sur le passé ?

Sharunas Bartas : En fait, j'ai un sentiment un peu double. Me retourner sur mon passé, c'est quelque chose que je fais tous les jours : je réfléchis, j'analyse... Je pense à hier, à ce que j'ai fait, et c'est quelque chose qui est important pour moi. Mais par contre, pour les films, c'est l'inverse. Les films, je ne peux pas les changer. Ce n'est pas important pour moi de me repencher dessus. C'est même extrêmement rare que je regarde un film plusieurs fois. C'est plus par accident lorsque cela arrive. Je ne peux pas changer mes films, mais de toute façon je ne le veux pas. Pendant le tournage, pendant la production de chaque film, c'est le moment où j'ai donné tout ce que j'ai pu. C'était le moment où je devais donner ce que j'ai donné, et maintenant c'est terminé. Je ne vois pas de sens à regarder mes films et à revenir dessus. Mais concernant le rétrospective, bien sûr, c'est agréable que les gens voient ces films, qu'ils ne soient pas oubliés et qu'ils ne disparaissent pas.

EN : Que diriez-vous à un spectateur français qui n'a jamais vu aucun de vos films et qui s'apprête à aller à cette rétrospective ?

SB : De ne pas avoir d'idée toute faite et de juste regarder.

EN : Vous avez déclaré dans des interviews que de même qu'il n'y a rien à expliquer dans l'art, il n'y a rien à expliquer dans les films. Plutôt que de les comprendre, il faut d'abord les ressentir ?

SB : Je pense que cela va ensemble, le fait de comprendre et de ressentir. Si le spectateur ressent et vit ce qui est en train de se passer à l'écran, alors il le comprend aussi. Je ne pense pas qu'on puisse dire que les films sont au même niveau d'abstraction que la musique mais c'est pareil pour la musique, quelle qu'elle soit. Si on la ressent, on la comprend, d'une certaine manière. Si on parle de la création en général, le fait de créer, c'est aussi montrer un moment d'une vie, un moment de vie. On le montre de manière extérieure à soi mais en fait c'est aussi la possibilité de le vivre à l'intérieur. Ce moment de vie que l'on voit, on peut aussi le ressentir très fortement en nous. Et c'est peut-être aussi une manière d'échapper à la solitude et de se sentir moins seul.

Cannes 2015 : retrouvailles avec Sharunas Bartas

Posté par MpM, le 20 mai 2015

Sharunas Bartas

Cinq ans. Cinq longues années qu’on n’avait plus vraiment de nouvelles de Sharunas Bartas. Bien sûr, on l’a vu à l’affiche du singulier Vanishing Waves de sa compatriote Kristina Buozyte, ou encore des Salauds de Claire Denis (2013). Mais de son cinéma sensoriel, mutique et profondément humain, pas une image ne nous était parvenue depuis Indigène d'Eurasie sélectionné à Berlin en 2010. Il nous manquait. Le voilà de retour, par la grande porte, avec un film au titre évocateur et déjà envoûtant : Peace to us in our dreams.

Pour beaucoup, ce sera un film parmi d’autres, et comment leur en vouloir ? Cannes est une longue succession de films à peine savourés, déjà remplacés. Les stars se succèdent, et ne savent plus comment occuper le terrain pour exister plus des quelques minutes qu’il faut pour monter les marches rouges. Alors un film lituanien potentiellement abscons et sans égérie L’Oréal en tête d’affiche… Mais qu’importe. Pour certains, la projection de Peace to us in our dreams sera le véritable événement de ce 68e Festival de Cannes. Un moment hors du temps, suspendu, qui marquera les retrouvailles avec un cinéaste qui, film après film, creuse son sillon singulier.

Des récits arides et contemplatifs

Qu’il rompe définitivement avec le cinéma dépouillé, contemplatif et vertigineux de ses débuts (Corridor, Few of us, The house…) ou qu’au contraire, il repousse les frontières de l’expérimentation formelle, nous espérons être surpris, chamboulé, électrisé, tétanisé, et même peut-être foudroyé, voire anéanti. Renouer en tout cas avec les émotions fortes et irrésistibles qui nous avaient saisis devant les visages, les regards, les silences des personnages de Sharunas Bartas. Des sensations rarement éprouvées au cinéma, mêlant fraternité hébétée et compassion absolue, désarroi et vacuité, mais aussi une distance et un hermétisme qui rehaussent la puissance indomptable de ces récits arides et contemplatifs.

Devant un film du cinéaste lituanien, le cinéma, à nouveau, trouve toute sa mesure, et redevient cet art audiovisuel qui fait appel à tous les sens par la simple magie de l’image, de la mise en scène, du son et du montage. Dans nos rêves de cinéphiles, peut-être ne sommes-nous pas en paix, mais à coup sûr, il y a un Sharunas Bartas qui tourne des films inlassablement.