Et si on regardait… Nous nous sommes tant aimés

Posté par vincy, le 8 mai 2020

Le film d'Ettore Scola, Nous nous sommes tant aimés (1974), était le choix du cinéclub de La Cinetek cette semaine, avec Michel Hazanavicius et Cédric Klapisch en présentateurs. Et en ces temps de confinement, un petit détour à Rome ne peut faire que du bien.

César du meilleur film étranger en 1977, cette fresque qui s'étend de la fin de la seconde guerre mondiale au début des années 1970, suit trois amis unis dans la Résistance, Gianni (Vittorio Gassman), Nicola (Stefano Satta Flores) et Antonio (Nino Manfredi). Utopistes, activistes, révolutionnaires dans l'âme, ils rêvent d'une Italie juste et libre. Luciana (Stefania Sandrelli), comédienne en devenir, croise alors Nicola, brancardier, avant de tomber amoureuse de Gianni, avocat, qui la quitte pour un bon parti, puis de se consoler auprès d'Antonio, enseignant. Le destin va les séparer, parfois le hasard provoquera leurs retrouvailles. Mais au fil des décennies, leur amitié se délite jusqu'à s'apercevoir que "le futur est passé" et qu'ils n'ont pas changé le monde, alors que le monde les a changés.

Un hommage au cinéma. Une archive avec Vittorio de Sica  (à qui le film est dédié) racontant une anecdote du Voleur de Bicyclette, une reconstitution du tournage de La dolce vita, avec Federico Fellini et Marcello Mastroianni en personne, une reprise du Cuirassé Potemkine et un clin d'oeil à des films comme Vacances romaines, Partie de campagne, La Porte du ciel, Mademoiselle Julie, L'Année dernière à Marienbad et L'Éclipse, avec l'incommunicabilité du couple de Gianni et Elide (Giovanna Ralli). Le cinéma est omniprésent dans le film. On se dispute entre réacs et progressistes sur le néo-réalisme, on étale sa cinéphilie dans un jeu télévisé ou on imite les soliloques intérieurs de Monica Vitti. Ettore Scola fait une véritable déclaration d'amour au 7e art.

Un film très politique. Amoureux du cinéma, Ettore Scola a d'abord écrit un magnifique scénario, très subtil, très riche, où se confrontent à la fois les contradictions et faiblesses humaines et l'histoire politique d'un pays, le regard aiguisé sur les classes sociales et l'observation des idéaux face à la réalité. Il y a les riches et les prolos de la classe moyenne, ceux qui doivent faire le pied de grue toute une nuit devant une école pour inscrire leur enfant. C'est une succession d'injustices et de souffrances intimes, allant de la solitude à l'humiliation. Si on devait faire écho à notre époque, on pourrait aussi dire que ces trois amis représentent trois gauches politiques: celui qui devient libéral, Gianni, celui qui reste insoumis, Antonio, et celui qui met de l'eau dans son idéal rouge tout en continuant de protester, Nicola. Cela donne une bataille de garçons après une soirée bien arrosée: trois hommes qui avaient les mêmes idées et qui se battent pour des détails, trois gauches qui, désunies, laissent les dominants au pouvoir.

Des audaces cinématographiques. Derrière ce récit à plusieurs lectures, soit le décryptage de l'Italie d'après guerre comme la déliquescence de l'amitié au fil du temps, Ettore Scola se fait plaisir avec plusieurs partis pris de mise en scène pour ce film proustien. D'abord cette première partie du film en noir et blanc, représentant le passé, l'époque pré-moderne de l'Italie, qui vire progressivement à la couleur avec une transition subtile autour d'une madone peinte sur le sol en bitume. Et puis il y a cette pièce de théâtre de O'Neil que Nicola et Luciana vont voir: un personnage qui évoque sa pensée intérieur est éclairé tandis que les autres sont plongés dans l'obscurité et Scola reprend le procédé pour son film. Tout comme lors d'une conversation téléphonique à distance, il reprend un procédé théâtral où il met en lumière le correspondant avant de le renvoyer dans les ténèbres. Ce jeu d'apparition et de disparition atteint son summum dans la plus belle scène du film où Eliade apparaît fantômatique et sublimée au volant de sa voiture pour parler à son mari.

Il utilise tous les artifices narratifs possibles: des personnages qui prennent le spectateur à témoin en parlant à la caméra, inspiré de la Nouvelle vague, la répétition de la scène du générique, les références aux Trois mousquetaires de Dumas, le burlesque à la tati (les fauteuils modernes et grotesques du future beau-père) ou encore de multiples ellipses. Parfois la mise en scène se fait voyante, mais elle est toujours surprenante, d'une exquise liberté qui nous emballe de bout en bout.

Un récit sur les désillusions du temps. Le film est évidemment teinté d'amertume et de nostalgie. Le titre Nous nous sommes tant aimés signifie tout. Nous nous sommes tant aimé ô cinéma italien, nous nous sommes tant aimés ô amis du maquis, nous nous sommes tant aimés ô femmes belles et folles, nous nous sommes tant aimés ô idéaux progressistes. De l'allégresse de la victoire contre le fascisme aux années 1970 en plein chaos (années de plomb, crise pétrolière), Ettore Scola raconte le désenchantement d'une génération, les regrets d'une révolution qui n'a jamais eu lieu, la mélancolie es amours et des amitiés qui se sont évaporés. Les liens se relâchés jusqu'à les séparer. Les choix se sont avérés mauvais ou regrettables jusqu'à ne plus pouvoir rien réparer. Les idéaux ont été sacrifiés par pragmatisme ou fatigue jusqu'à les égarer.

C'est toute la beauté de ce film : nous faire vivre les itinéraires de chacun sans qu'on ait à les juger. Du rire aux larmes, cette œuvre fascinante nous emporte dans un tourbillon de la vie. Avec cette dose de fatalité. A la recherche de ce temps perdus, Gianni, Nicola, Antonio et les autres nous rappellent que le vrai combat est bien celui d'aimer au présent.

Festival Lumière : Les grandes projections, chefs d’œuvre en série

Posté par Morgane, le 14 octobre 2016

Comme chaque année le Festival Lumière propose un cycle appelé grandes projections, défini comme "Le rendez-vous traditionnel des amateurs de grands films sur grand écran". Pour cette 8e édition étaient donc projetés Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, Nous nous sommes tant aimés d'Ettore Scola, Le Parrain de Francis Ford Coppola, Lawrence d'Arabie de David Lean, La Mélodie du Bonheur de Robert Wise, Manhattan de Woody Allen, La Porte du Paradis du récemment disparu Michael Cimino et Légendes d'automne d'Edward Zwick.

Un vrai bonheur de voir ou revoir ces films sur grand écran et dans de telles conditions! Coup de projecteur sur deux chefs d'œuvre qui évoquent la désillusion et le désenchantement, la perte d'idéal.

La grande fresque d'Ettore Scola

Eric Lartigau (réalisateur entre autres de La Famille Bélier) est ambassadeur de Lumière 2016 et nous présente Nous nous sommes tant aimé d'Ettore Scola, réalisateur qu'il qualifie de "grand amoureux des êtres".
Fresque italienne qui nous fait voyager dans le temps (durant presque 30 ans) aux côtés de trois amis, Antonio (le superbe Nino Manfredi), Gianni (le très émouvant Vittorio Gassman) et Nicola (Stefano Satta Flores), et de leur grand amour Luciana Zanon (Stefania Sandrelli). On suit alors le quotidien de ces trois hommes dont l'amitié remonte à la seconde guerre mondiale et à leur résistance face au nazisme. Tous trois sont de fervents défenseurs d'une société de gauche et ont un grand dégout pour la bourgeoisie, source de tous les problèmes du prolétariat. Ettore Scola se penche alors sur l'évolution de ces trois hommes si semblables au début dont les chemins divergent au fil de la vie. Constat amer d'une société qui s'est trouvé embourbée dans un après-guerre où la social-démocratie chrétienne a finalement pris les rênes. Teinté de mélancolie le film d'Ettore Scola met en avant ce temps qui passe, les illusions perdues, les grands idéaux qui s'effilochent et une amitié qui, malgré (ou à cause de) l'amour et l'engagement, ne trouve pas forcément la force de perdurer dans le temps... Comme le dit le personnage de Nicola à la fin du film, "on voulait changer la société mais c'est la société qui nous a changé".

Le réquisitoire contre la guerre de Stanley Kubrick

Autre style mais toujours présenté par Eric Lartigau, Full Metal Jacket (1987) de Stanley Kubrick.
Eric Lartigau dit de Stanley Kubrick "c'était un véritable perfectionniste. Il s'occupait de tout lors de ses premiers films (scenario, lumière, cadrage etc.) et au fur et à mesure, il devient encore plus perfectionniste. Du coup il met parfois jusqu'à 8 ans avant de présenter son film."
Plusieurs films sur la guerre du Vietnam sont déjà sortis, Apocalypse Now de Coppola (1979), Voyage au bout de l'enfer de Cimino (également 1979) et Platoon d'Oliver Stone sort quelques semaines avant Full Metal Jacket. "Mais ici Kubrick prend le contre-pied des films de guerre. Ils ne s'intéresse pas au grandiose de la guerre mais à l'humain. Le décor est alors presque secondaire."
Le film se découpe en deux parties, la première sur le sol américain avec l'entraînement des futures recrues des Marines et la seconde sur le terrain. Et en effet on voit dès la première partie que l'humain est le centre d'intérêt de ce film et non la guerre, les avancées de chaque camp, les victoires et les défaites. Par le biais d'une patrouille de jeunes recrues entraînée par le sergent Hartman (l'incroyable Lee Ermey), Stanley Kubrick s'attache à montrer l'impact d'une telle folie. Les vies brisées, les hommes transformés en véritables machines de guerre, machines à tuer. La déshumanisation à son paroxysme. L'effet est flagrant sur tous les membres de la patrouille même si il ne se manifeste pas de la même manière... Puis, le réalisateur nous transporte sur le terrain de la guerre bien réelle, cette guerre où les balles sont vraies, où la mort n'est pas un jeu et où chaque soldat est là pour tuer. Mais pour défendre quoi? Aucun ne semble réellement bien le savoir mais qu'importe, ils ont été formés pour...

Nul doute que ce film a fait grand bruit et a été très rapidement taxé d'anti-américanisme. On y voit la désinformation en marche, cette brutalité bestiale (la scène du soldat dans l'hélicoptère comptant le nombre de "Viets" qu'il a tués en est un exemple flagrant) qui enlève toute humanité. Mais chez Kubrick, les personnages sont toujours ambivalents, jamais tout blanc ou tout noir, et il en fait la preuve ici une fois encore, idée illustrée notamment par son personnage Joker qui a inscrit sur son casque "Born to kill" et porte sur la poitrine un badge peace and love.