Festival Lumière: le choix de Jerry Schatzberg, la folie de Deneuve, le Buster de Keaton et le pape de Sorrentino

Posté par Morgane, le 16 octobre 2016

Ce qui caractérise le Festival Lumière c'est son éclectisme. On peut, en une semaine, passer d'un film de Marcel Carné à Very Bad Trip ou Les Bronzés font du ski (La Nuit bande de potes), d'Ettore Scola à Jacques Demy, de Catherine Deneuve à Gong Li, des amours de Tarantino à ceux de Tavernier, de Buster Keaton à Jerry Schatzberg, de Park Chan-wook à Dracula... En neuf jours on réalise donc de véritables grands écarts cinématographiques à vous donner le tournis.

Jerry Schatzberg sème la Panique à Needle Park

Panique à Needle Park (second film de Jerry Schatzberg après Portrait d'une enfant déchue et avant L'épouvantail, Palme d'or en 1973) est qualifié par Thierry Frémaux comme "l'un des plus grands surgissements à la fois à l'intérieur et à l'extérieur du Nouvel Hollywood!". Il était ici présenté en version restaurée.

Jerry Schatzberg, présent pour l'occasion, nous raconte une anecdote sur le choix de son acteur. "Quatre ans avant de réaliser mon premier film, j'ai vu, avec mon manager, Al Pacino à Broadway et je me suis dit que je voulais un jour travailler avec lui. Cinq ans après, j'avais donc tourné mon premier film mais j'étais très énervé car le laboratoire avait bousillé les six dernières minutes de mon film (Portrait d'une enfant déchue). Mon agent m'envoie à ce moment-là le script de Panique à Needle Park. Mais j'étais tellement en colère que je l'ai lu en diagonale et je l'ai refusé. Mon manager me parle aussi de ce script en me disant que Al Pacino voulait le faire. Je l'ai donc relu en imaginant Al Pacino dans le rôle principal. Je me suis excusé auprès du studio et j'ai dit que je voulais le faire avec Al. Mais la Fox ne veut pas de Al Pacino car elle le trouve trop vieux (31 ans à l'époque). On fait donc un casting, des essais. On était alors à New York et Robert de Niro se pointe au casting. Il était fantastique! mais pour moi il jouait le rôle, alors que Al était le rôle. Quelques jours après les essais, on me tape sur l'épaule. C'est Robert de Niro qui me dit: "Alors, on le fait ce film!?" Pris au dépourvu je lui ai donc dit la vérité. Il s'est alors retourné et est parti sans rien dire. Depuis on se croise de temps en temps, on se dit bonjour poliment mais c'est tout..." Voici donc la genèse du rôle qui a vraiment lancé la carrière de Al Pacino.

Panique à Needle Park, adaptation du roman de James Mills, est un film merveilleusement tragique qui se déroule à "Needle Park" (le parc des seringues). Plaque tournante new-yorkaise de la drogue, le film dépeint cette fin des années 60 où une pénurie d'héroïne crée un véritable vent de panique chez les toxicos. Acteurs professionnels et non professionnels se côtoient et donnent au film tout son réalisme, de l'achat au manque en passant par les injections et tout ce dont ils sont capables pour avoir une dose. Cette destruction semble inévitable pour tous ceux qui évoluent dans cet univers et c'est dans celui-ci que prend place l'histoire d'amour entre Bobby (Al Pacino), jeune héroïnomane adorable, et Helen (Kitty Winn) qui, errant dans les rues, retrouve goût à la vie grâce à Bobby. Mais entre la vie et la seringue, qui pèse le plus lourd?

Catherine Deneuve, malmenée par Polanski et abandonnée par Dupeyron

Parmi les 13 films de la filmographie, il y avait Repulsion (1965) de Roman Polanski. Régis Wargnier (avec qui elle a tourné Indochine) est présent pour nous dire quelques mots sur le film et son actrice. "Révélée dans les Parapluies de Cherbourg deux ans auparavant (1963) c'est déjà une audace d'avoir tourné une comédie musicale à même pas 20 ans. C'en est une autre également de tourner Repulsion à 22 ans et Belle de jour à 24. Elle est en réalité audacieuse dès son plus jeune âge! Polanski, dont c'est ici le troisième film, a passé son enfance dans le ghetto de Varsovie. Il a connu la guerre, les privations et c'est un être particulier qui traite souvent des maladies mentales. C'est courageux de la part de Catherine Deneuve qui, à 22 ans, se retrouve avec un homme très abîmé, Roman Polanski, enfermée dans un appartement londonien." Roman Polanski qui a dit d'elle: "Tourner avec Catherine Deneuve c'est comme danser le tango avec une cavalière farouche."

Carole partage un appartement à Londres avec sa soeur. Cette dernière part en vacances avec son amant et Carole se retrouve seule. C'est alors qu'elle a des hallucinations et sombre dans la folie.  Introvertie Carole ne supporte pas la présence des hommes. Attirée et à la fois dégoutée par le sexe, sa solitude se transforme en véritable scène d'horreur. La caméra de Polanski filme cette folie au plus près. Les sons sont stridents et obsédants (la sonnerie du téléphone, les gouttes d'eau), les gros plans sont nombreux, déformants et déformés afin d'introduire le spectateur dans le cerveau malade de Carole. Le lapin en décomposition, les pommes de terre qui pourrissent rajoutent à cette atmosphère de dégout qui entoure ce personnage si étrange. La folie monte peu à peu pour atteindre son paroxysme où plans et sons perturbants se mélangent sans répit, sans pause, sans souffle... Catherine Deneuve est ici hallucinante de justesse dans cette folie, n'en faisant jamais trop mais juste ce qu'il faut.

La séance d'après on a pu découvrir une toute autre Catherine Deneuve devant la caméra de François Dupeyron dans Drôle d'endroit pour une rencontre (1988), son premier long métrage. Elle campe ici une femme bourgeoise que son mari abandonne en pleine nuit sur une aire d'autoroute après une violente dispute. La voilà paumée, géographiquement perdue, mentalement déboussolée. Elle fait alors la rencontre de Charles (superbe et très touchant Gérard Depardieu) qui est occupé à démonter et remonter le moteur de sa voiture et veut à tout prix rester seul, même si au final c'est lui qui parle le plus... Drôle de rencontre, drôle de film que cette histoire qui se déroule entièrement entre deux aires d'autoroute. Sorte de huis clos nocturne à ciel ouvert, où les personnages alentour ne font finalement que passer, Deneuve et Depardieu dansent ici une valse qui ne se fait qu'à deux. On s'éloigne tout en se rapprochant peu à peu pour mieux s'éloigner ensuite... Les aires d'autoroute où l'on ne fait normalement que passer deviennent ici le décor qui accueille cette histoire d'amour naissante, ce jeu du "je veux, moi non plus" qui s'installe entre les deux personnages. Film au décor improbable et aux dialogues percutants, Drôle d'endroit pour une rencontre est une très belle découverte. Un des films préférés de Deneuve. Mais aussi un souvenir douloureux puisque le tournage fut assez éprouvant et l'ambiance plutôt tendue.

Buster Keaton et un piano

Le Festival Lumière c'est aussi une rétrospective Buster Keaton avec un ciné-concert à l'auditorium joué par l'orchestre national de Lyon, des projections et des programmes de courts-métrages accompagnés superbement au piano par Romain Camiolo, pianiste lyonnais.
Buster Keaton est né la même année que le cinématographe. Et son nom vient d'une chute qu'il a fait dans les escaliers à l'âge de 6 ans après laquelle le grand magicien Houdini s'était écrié "what a buster!" (quelle chute!). Tout le destinait donc...
Tous les films projetés durant le festival sont présentés dans leur version restaurée par les laboratoires de Bologne grâce au Keaton Project mené par la cinémathèque de Bologne et Cohen Films. Une très belle occasion de revoir, découvrir ou faire découvrir cet "homme qui ne riait jamais", son univers et pourquoi pas de partager cela avec petits et grands.

Sorrentino passe sur petit écran

Le Festival Lumière cette année ce n'est pas que du cinéma, c'est aussi une série. Celle réalisée par Paolo Sorrentino (Les Conséquences de l'amour, Il Divo, Le grande bellezza), The Young Pope, présentée en avant première mondiale à Venise, et qui sera diffusée sur Canal Plus à partir du 24 octobre.

Sorrentino présent pour l'occasion nous en dit quelques mots: "C'est un sujet qui me tenait à coeur depuis quelque temps. J'ai recueilli beaucoup de matériel mais trop important pour un seul film, donc on en a fait une série." La différence entre l'écriture cinéma/série, selon lui, est que "l'une est l'opposée de l'autre. Dans le cinéma on se concentre sur l'essentiel. Dans la série on joue la dilatation du temps, l'extension du sujet. Mais mon histoire vient du cinéma alors j'ai essayé de greffer à la série des concepts propres au cinéma. Dans les séries par exemple, ce qui fait défaut, ce sont les scènes cruciales qu'on n'oubliera jamais. j'ai essayé de les intégrer ici."

Les deux premiers épisodes projetés en avant-première sont visuellement sublimes. Chaque plan est pensé, chaque mouvement est voulu, chaque parole est pesée. L'histoire de ce jeune pape (Jude Law) pas vraiment comme les autres, qui fume, boit du cherry coke au petit déjeuner et veut imposer une idée bien précise de ce que sera son pontificat est assez attrayante et intrigante. Néanmoins il ne faudrait pas que la dilatation du temps et l'extension du sujet soient telles qu'elles perdent le spectateur. Toujours est-il que la fin du deuxième épisode est assez fracassante pour qu'on ait hâte de voir le troisième!

Quant à son prochain film, "j'espère le tourner l'année prochaine mais je n'arrive pas encore à comprendre quoi!"

Lumière 2012, Jour 2. Bob Dylan s’expose et Loulou s’exhibe

Posté par Morgane, le 18 octobre 2012

Le Festival Lumière, ce sont des films certes, mais pas uniquement. C'est aussi l'occasion de masterclass, de dédicaces et d'expositions. Parmi ces dernières, il y a celles qui se trouvnte au Village Lumière dans les jardins de l'Institut et qui présente le travail de Pierre Collier, affichiste depuis 25 ans, et une autre sur Bob Dylan vu par l'oeil aiguisé de Jerry Schatzberg.

Car avant d'être le réalisateur que l'on sait, Jerry Schatzberg (voir aussi notre actualité) était photographe. Il a notamment fait le portrait de nombreuses personnalités telles que Andy Warhol, Catherine Deneuve, Roman Polanski, Steve McQueen,  les Rolling Stones et Bob Dylan. Musicien culte son dernier album, peintre mais aussi acteur (Pat Garrett et Billy le Kid de Sam Peckinpah, La dernière valse de Martin Scorsese, I'm not there de Todd Haynes), Robert Allen Zimmerman a influencé des dizaines d'artistes depuis ses débuts à la fin des années 50.

C'est sa série de portraits concernant Bob Dylan (réalisés entre 1965 et 1967, majoritairement en noir et blanc) que l'Institut Lumière a choisi pour inaugurer sa nouvelle galerie qui se situe à deux pas de l'Opéra de Lyon. Une scénographie très épurée mais les clichés parlent d'eux-mêmes. Des portraits forts (certains très connus) d'un personnage emblématique, véritable icône du rock. Jerry Schatzberg a donc bien plus d'une corde à son arc.

Preuve aussi, s'il en fallait, que le Festival Lumière permet de voyager dans de nombreux univers, de Bob Dylan on passe à Loulou (en français le film s'intitulait aussi la boîte de Pandore) de Georg Wilhelm Pabst en ciné-concert à l'Auditorium. Une très belle copie restaurée (qui a demandé un travail de titan) accompagnée par une musique composée spécialement pour l'occasion par Arielle Besson et Yonnel Diaz (également musiciens - trompette et saxophone) et interprétée par l'Orchestre national de Lyon sous la direction de Timothy Brock.

Loulou, femme fatale, libre et libérée, fait tourner la tête de tous les hommes réveillant aussi en eux leurs instincts primaires. Tour à tour adulée mais à la fois condamnée, Loulou se perdra dans des amours trop violents qui auront raison d'elle. Louise Brooks réussit parfaitement à donner vie à ce personnage de femme trop libre pour son époque, mêlant étrangement naturel et minauderie pour le plus grand plaisir des hommes mais aussi leur plus grand désarroi. Comme Dylan, Loulou aura traversé les décennies grâce son look évidemment mais aussi par l'image de la femme émancipée avant l'heure qu'elle symbolise.

La musique, sur un air jazzy mélancolique, accompagne à merveille ce film muet de 1929 qui, considéré trop immoral lors de sa sortie, ne suscitera pas l'intérêt du public et sera même désapprouvé par une grande partie des critiques. Peu à peu le film va regagner ses lettres de noblesse et après la soirée d'hier, on comprend bien pourquoi.

Lumière 2012… ça tourne!

Posté par Morgane, le 16 octobre 2012

La Halle Tony Garnier était comble hier soir (tout comme prévoient de l'être de nombreuses salles durant le reste de la semaine, beaucoup de séances affichant d'ores et déjà "complet") pour déclarer OUVERT (tous en choeur mais pas franchement accordés) ce quatrième Festival Lumière.

Les Grands du 7e Art (Jerry Schatzberg, Guillaume Canet, Tim Roth, Agnès Varda, Max von Sydow, Jacqueline Bisset, Emir Kusturica,Tony Gatlif, Monica Bellucci, Lalo Schiffrin, Benoit Magimel, Marie Gillain et bien d'autres encore) ont fait leur entrée petit à petit sous des salves d'applaudissements, et des chuchotements "c'est qui?" chacun essayant de reconnaître les visages qui apparaissaient sur le grand écran. Car la Halle est grande et du fond finalement, on ne voit pas grand chose. Mais on entend très bien et l'écran est immense...

Hommage à Lalo Schiffrin oblige, Thierry Frémaux est monté sur scène au son des notes de Mission Impossible, tout comme Bertrand Tavernier ensuite. Difficile ainsi de ne pas se prendre pour un héros.

Quelques petits films des Frères Lumière sont projetés (les éternels frères Kermo et leur pyramide humaine déjà présents l'année dernière), ainsi que quelques minutes Pathé sur la ville de Lyon et un avant-goût de tout ce que l'on va pouvoir découvrir cette semaine.

S'en est suivi un discours élogieux de Bertrand Tavernier à l'attention de Jerry Schatzberg ainsi qu'une véritable déclaration d'amour de Guillaume Canet envers ce dernier qui en profite également pour raconter le petit coup du hasard qui lui a donné la chance de tourner dans The Day the Ponies Come Back.

En effet, en vacances à New York, Guillaume Canet reçoit un coup de fil pour rencontrer Jerry Schatzberg qui cherche un nouvel acteur car il ne s'entend pas avec celui qu'il avait retenu. Une belle rencontre mais l'acteur français se voit obligé de refuser car il est déjà engagé sur un autre tournage et doit justement rentrer en France le lendemain. Il repart, scenario sous le bras tout de même, et trouve un fois chez lui un message lui annonçant l'annulation de son film car les financeurs se sont désistés. Ni une ni deux, il rappelle Jerry Schatzberg, refait sa valise et reprend l'avion en sens inverse. Son aventure new-yorkaise peut commencer... Jerry Schatzberg monte alors sur scène, prend le micro et de sa voix rauque et éraillée (quasi incompréhensible mais rassurons-nous, Bertrand Tavernier se charge de la traduction) nous dit son bonheur d'être ici et son émotion de voir son film L'épouvantail projeté 40 ans plus tard dans une salle remplie d'environ 4 000 personnes.

Mais environ 1h44 plus tard, c'est nous qui clamons notre bonheur d'avoir pu (re)voir, et pour ma part découvrir, ce film magnifique suivant sur la route des seventies un Gene Hackman bourru au sang chaud mais au coeur tendre et un Al Pacino (qui avait déjà tourné avec Schatzberg dans Panique à Needle Park) fou fou que l'on a rarement l'habitude de voir endosser ce genre de personnage qui lui va pourtant si bien. Un road-movie pédestre, ou presque, qui nous mène dans les pas des ces deux marginaux qui peinent à trouver leur place dans cette Amérique perdue, celle des laissés pour compte, des banlieues où le rêve américain n'a pas pris ou n'a jamais vraiment existé. Un portrait d'une Amérique déchue dans laquelle Gene Hackman et Al Pacino (deux superbes interprétations) aimeraient juste une petite place pour eux.

La scène d'ouverture (sublime) à elle seule vaut le coup d'oeil, sorte de duel de western au bord d'une route opposant nos deux acolytes qui cherchent à arrêter une voiture qui les emmènera vers un ailleurs meilleur...

À la toute fin, Thierry Frémaux annonce la présence de Michael Cimino aux côtés d'Isabelle Huppert pour présenter Les Portes du Paradis lors de la cérémonie de clôture également à la Halle... Rendez-vous donc dans six jours au même endroit mais d'ici là, plein de belles (re)découvertes et de rencontres cinématographiques nous attendent.

Lumière 2012: Jerry Schatzberg et Guillaume Canet en ouverture

Posté par Morgane, le 17 septembre 2012

Le titre du film projeté lors de la soirée d'ouverture le lundi 15 octobre à la Halle Tony Garnier de Lyon a enfin été dévoilé. Ce sera donc L'épouvantail de Jerry Schatzberg que les festivaliers pourront découvrir ou redécouvrir en ouverture du Festival. le film est interdit aux moins de 12 ans en France.

Le film sera présenté en copie neuve et restaurée (comme de nombreux films de ce festival) en présence du réalisateur lui-même.
Jerry Schatzberg est né dans le Bronx en 1927. Photographe dans les années 60, il passe derrière la caméra en 1970 en réalisant Portrait d'une enfant déchue. Trois ans plus tard il réalise alors L'épouvantail, avec Gene Hackman et Al Pacino, qui remportera la Palme d'Or lors du festival de Cannes. Il séduit 700 000 spectateurs dans l'Hexagone. Malgré une reprise en 2007, le film, n'était désormais plus visible sur grand écran pour faute de copies en bon état. Un DVD était sorti en 2009.. Il a été restauré par la Warner et Park Circus qui en ont tiré une copie neuve tout spécialement pour le Festival Lumière. Le film sera ensuite visible sur grand écran en France et prochainement aux États-Unis.

Une des particularités du Festival étant de faire venir des personnalités du 7e Art pour présenter les films des autres, cette soirée n'échappera pas à la coutume. Et c'est Guillaume Canet qui sera là pour présenter le film de Jerry Schatzberg, avec qui il a tourné The Day the Ponies come back en 2000.

Rendez-vous donc le 15 octobre dans la Ville Lumière...

Cannes 2011 – l’affiche : Lignes de Faye

Posté par benoit, le 10 mai 2011

Les deux mains de la domestique posèrent le plateau du petit déjeuner. Un jus de fruit débarrassé de son sucre, un cocktail de pilules et de gélules dans une bonbonnière en cristal, une tasse avec soucoupe en porcelaine de France où fumait un café à l’arôme amer. Les pieds du plateau s’enfonçaient dans un jeté de lit en soie nué d’ivoire recouvrant une paire de jambes interminables, rompues à l’exercice de la course sur le tapis d’une machine qui trônait au sous-sol, tel un insecte d’acier, dans la salle de sport.

La soie s’arrêtait à la taille d’une finesse liposucée, enveloppée dans une veste de pyjama de satin blanc. Le tissu lâcha d’un coup son éclat à l’ouverture des stores. Le jour californien éclaboussa sans grâce le décolleté où deux seins gonflés, obus de silicone, se dressaient vers un visage sculpté par le botox. Ovale aux pommettes arrogantes entouré de longs cheveux fins d’un blond pâle. Si pâle qu’il se confondait avec la peau farouchement protégée des feux du soleil. L’épiderme diaphane semblait poudré de jour comme de nuit, prêt à toute heure pour réfléchir l’énergie de la lumière.

Des doigts ornés de faux ongles portèrent la tasse de café à la bouche aux muscles paralysés par les injections de toxine botulique. Puis les griffes peintes de nacre saisirent une enveloppe kraft déposée dès l’aube par un coursier. Les mains déchirèrent le pli, en sortirent l’ultime épreuve de l’affiche du 64e Cannes international Film Festival.

Faye Dunaway regarda le résultat avec dureté. Émis un soupir. Pourquoi Jerry a gommé mon corps sur ce cliché ? Putain de robe noire… Sinistre. Le noir du vêtement coulait comme de l’encre et remplissait toute l’affiche. À la fin du festival, j’aurai complètement disparu dans la nuit ! N’était-ce pas déjà le cas quand, chaque année, elle fendait la foule de la Croisette avec son Borsalino et ses verres fumés d’un bleu assorti à la Méditerranée ? Qui me regarde ? Qui me remarque encore à part une poignée de gays ? Les pédales et les actrices : même combat. Passé quarante ans, on dégringole les escaliers quatre à quatre !

Le noir, buvard étrange, absorbait toute son attention. Malgré toute la force et la rage de l’ambition de Faye, le noir s’employait depuis plus de vingt ans à gagner du terrain sur la lumière. Parce que j’ai balancé un pot d'urine à la gueule de Polanski sur le plateau de Chinatown ? Il m’avait traitée de "gigantesque douleur dans le cul" en m’arrachant les cheveux, le nabot ! Et pourquoi on m’emmerde encore aujourd’hui pour avoir accepté ce satané rôle de Mommie Dearest ? Joan Crawford m’aurait comprise, elle. On est de la même trempe !

Faye reconsidéra l’affiche, se dévisagea. Dieu que l’impétuosité les animait autrefois, elle et Jerry. Elle pensa à Schatzberg cacochyme qui allait monter les marches à ses côtés. Aucun mal à briller près de lui… Mais pourquoi avoir effacé mon corps, Jerry ? Par jalousie ? Par exclusivité ? J’étais pourtant toute à toi. Quand les vagues dépressives la submergeaient, elle aimait poser sa tête dans le creux de l’épaule de son amant, respirer l’odeur sécurisante de son aisselle, s’endormir sur l’épaisseur de son torse. Virilisé par l’impétuosité de son talent, Jerry savait l’apaiser comme personne. Le monde du cinéma des seventies avait pour Schatzberg la taille d’une bille, et ses oiseaux de malheur venaient manger dans la main de Dunaway.

Sa vue se brouilla. Les contours de son visage et de ses jambes devinrent flous. Elle se ressaisit car elle possédait toujours ce chien propre aux grandes coriaces d’Hollywood. Je n’aboie pas beaucoup aujourd’hui. Je jappe tout au plus. La preuve, je ne présenterai pas à Cannes une nouveauté, mais un film ancien : Puzzle of a Donwfall Child.

Ses ongles se crispèrent, déchirèrent l’épreuve. Les morceaux atterrirent sans bruit sur la moquette beige épaisse de la chambre. Tête, jambes, jeunesse disloquées. Tracés du 64 en pièces. Fils tronçonnés pour pantin glam’ au corps absent. Lignes de Faye. Dunaway so far away.

Cannes 2011 : l’affiche (élégante) est dévoilée

Posté par vincy, le 4 avril 2011

Faye Dunaway en égérie du 64e Festival de Cannes, what else? L'actrice américaine en est l'une des plus fidèles, se promenant parfois dans la salle de presse. Cannes, définitivement seventies cette année, a choisi l'actrice de Bonnie & Clyde et de Chinatown pour incarner son édition 2011. Elle sera sur la Croisette pour accompagner la version restaurée de Portrait d'une enfant déchue (Puzzle of a Downfall Child), film de Jerry Schatzberg datant de 1970. Elle en était le premier rôle (et fut nommée aux Golden Globes pour son interprétation).

C'est d'ailleurs une photo prise par Schatzberg qui est l'illustration de cette affiche classe, sophistiquée et élégante. Avant de devenir réalisateur, Schatzberg était photographe. Il a reçu la Palme d'or en 1973 pour L'épouvantail : il a été en compétition à Cannes pour Panique à Needle Park, Vol à la tire, L'ami retrouvé et hors compétition avec Show Bus. Il fut membre du jury en 2004.

Faye Dunaway a reçu l'Oscar de la meilleure actrice pour Network (1976). Elle est venue quatre fois à Cannes pour défendre un film : en 1987 avec Barfly et en 2000 avec The Yards (tous deux en compétition) et en 1971 avec La maison sous les arbres et en 1983 avec The Wicked Lady (hors compétition).