Winterthur 2019 : retour sur la 23e édition du festival suisse consacré aux courts métrages

Posté par MpM, le 29 novembre 2019

Ayant idéalement lieu au cours de la première quinzaine de novembre, le festival de courts métrages de Winterthur permet à la fois de faire un bilan de l'année écoulée, en réunissant les films les plus marquants passés par les principaux festivals européens comme Berlin, Cannes, Locarno et Venise, et en lançant ceux qui sont en début de carrière sur le continent. Comme à son habitude, cette 23 édition faisait la part belle au cinéma expérimental et à des films singuliers, souvent peu narratifs, qui s'affranchissent du carcan de la fiction traditionnelle pour donner une vision singulière du monde contemporain.

L'un des meilleurs exemples est probablement le lauréat du Grand Prix de la compétition internationale, Bab Sebta de Randa Maroufi (France/Maroc), qui reconstitue dans un dispositif dépouillé la frontière de Ceuta, enclave espagnole sur le sol marocain et théâtre d'une économie parallèle constituée notamment de multiples petits trafics. Le décor est simplement dessiné au sol, sur une vaste surface plane découpée en diverses zones qui représentent la géographie de cet espace frontalier. En voix-off, des témoignages émanant des différents protagonistes, passeurs ou douaniers. Mais ce sont surtout les images, ces longues files de gens qui attendent, ces hommes endormis, ces femmes qui fixent sur leur dos d'énormes ballots de marchandises..., qui captent à la fois la réalité du lieu, et son écho symbolique dans le monde actuel. Allégorie de la frontière, enjeu de pouvoir et de rapports de force induits par la nécessité de la traverser, mais aussi du mirage européen et de son reflet économique presque absurde, s'il n'était aussi violemment concret.

L'autre grand gagnant de la compétition internationale est un autre film français, portrait intime d'une jeune femme en pleine confusion. Automne malade de Lola Cambourieu et Yann Berlier, prix "d'encouragement", est une fiction pensée comme un documentaire, à moins que cela ne soit l'inverse. C'est au départ l'actrice principale, Milène Tournier, qui a donné envie au duo de réalisateurs de tourner un film sur elle. Ils ont eu l'idée de mettre sur son chemin "Momo" (Michel Maciazek), et de les laisser improviser lors de longues conversations qui ponctuent le récit. Pour ajouter au portrait, véritablement singulier, qui se forme ainsi, des images d'enfance de la jeune femme viennent alterner avec la partie plus fictionnelle dans laquelle Milène, qui prépare le concours de l'ENA alors que sa mère malade est sur le point de mourir, s'enfuit dans le Cantal. En parallèle, la nature, en pleine décomposition automnale, vient sans cesse rappeler aux protagonistes la brièveté de la vie terrestre comme sa forme cyclique.

Il y a beaucoup de choses dans ce court métrage autoproduit, au départ pensé comme un long, qui n'est pas exempt de maladresses (l'effet facile du bébé dans sa couveuse juste après l'évocation du décès de la mère) et de bizarreries formelles (le visage presque déformé de Milène dans de très gros plans malaisants), et qui malgré tout ménage des instants de grâce suspendus, justement parce qu'ils ne sont ni calculés ni formatés. On ne peut qu'approuver cet "encouragement" (qui n'a rien d'honorifique, il est doté de 10 000 francs suisses), qui salue la sincérité du projet et ouvre la porte aux prochains.

D'autres films, s'ils n'ont pas eu les honneurs du palmarès, ont également retenu notre attention, à commencer par l'incontournable Physique de la tristesse de Théodore Ushev, notre grand coup de coeur dont vous pouvez retrouver la critique intégrale ici. Ce film-somme intime et introspectif, qui frôle les 30 minutes de plaisir cinématographique pur, est réalisé dans une technique d'animation unique que le cinéaste est le premier à mettre au point, celle de la peinture à l'encaustique. Jouant sur la perpétuelle métamorphose de l'image et sur la dualité lumière-obscurité, ce récit poignant raconté à la première personne nous entraîne dans les souvenirs d'un narrateur qui se remémore son enfance et sa jeunesse, tout en évoquant le déracinement et la mélancolie prégnante de ceux qui ne se sentent chez eux nulle part.

Face à un tel déferlement de maîtrise artistique et d'émotions profondes, les autres films de la compétition auraient parfois pu nous sembler fades, si la sélection dans son ensemble n'était pas aussi riche en propositions singulières et en expérimentations formelles. Certains n'étaient pas tout à fait des inconnus, à l'image de Hector, le premier film de Victoria Giesen Carvajal (sélectionné à Berlin), fable étrange imprégnée par un paysage époustouflant, dans lequel un jeune Chilien en vacances est troublé par sa rencontre avec Hector, être androgyne et mystérieux dont l'existence même est incertaine ; Deux soeurs qui ne sont pas soeurs de Beatrice Gibson (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes), film inclassable en forme de rêve fragmenté qui interroge notamment la maternité et la grossesse ; ou encore Acid Rain de Tomek Popakul (vu notamment à Annecy), qui nous fait vivre une immersion effectivement sous acide dans un monde de la nuit tour à tour peuplé de cauchemars et d’hallucinations.

A noter également la présence de trois films qui ont eu les honneurs de la Semaine de la critique à Cannes cette année : le thriller fantastique et formaliste Please speak continuously and describe your experiences as they come to you de brandon Cronenberg, Community gardens de Vytautas Katkus, portrait ténu d'une relation père-fils en demi-teinte, et The manila lover de Johanna Pyykkö, subtile romance déçue entre un quinquagénaire norvégien et sa maîtresse philippine.

D'autres films, malgré un beau parcours, avaient jusque-là échappé à notre vigilance, ou faisaient à Winterthur leur première internationale ou européenne. C'est le cas de Mary, Mary, so contrary de Nelson Yeo, court métrage singapourien qui mêle des images de deux films tombés dans le domaine public et des images personnelles du réalisateur. Constitué de rêves et de cauchemars imbriqués, que même les protagonistes sont incapables de distinguer de la réalité, il installe une atmosphère surnaturelle et étrangement esthétique, renforcée par l'utilisation de filtres de couleurs, de surimpressions et de déformations (personnages dédoublés, corps démesurément étirés...) qui transforment le récit en terrain d'expérimentation cinématographique.

On a également été séduit par Gujiga de Sunjha Kim, sorte d'ode aux tortues qui emprunte autant aux traditions coréennes (mythes, légendes, chants) qu'aux préoccupations actuelles de retour à l'harmonie entre l'homme et la nature. C'est une évocation à la fois éthnologique et poétique, filmée dans de très beaux beaux plans fixes en noir et blanc, avec une approche "macro" qui place le spectateur aux premières loges pour assister à l'éclosion des oeufs et aux premiers pas des "nouveaux-nés". Mais au-delà de l'aspect purement esthétique, voire très mignon des images, on est frappé par les résonances diverses que peut avoir l'observation des moeurs de cette sorte de tortues (qui enfouit ses oeufs au bord de la rivière et les y "abandonne") avec des questionnements beaucoup plus humains. Un entrelacement entre la destinée des deux espèces qui apporte une dimension métaphysique passionnante.

Passionnant également, No History in a room filled with people with funny names 5 de Korakrit Arunanondchai et Alex Gvojic est une oeuvre dense, foisonnante et complexe qui aborde la notion de collectif dans la Thaïlande contemporaine. Dans une esthétique très soignée où se mêlent éclairages au néon et magnifique lumière naturelle, il réunit des séquences qui ressemblent à des performances (à l'image de ces "fantômes" qui assistent à une projection nocturne), des passages plus documentaires et même des images d'actualité, dont le fil rouge est un fait divers médiatisé à travers toute la planète, le sauvetage de treize personnes qui étaient coincés dans une grotte inondée par les pluies. Interrogeant cet événement et ses répercussions, le film dérive sur des croyances ancestrales mettant en scène les nagas, ces créatures mythiques de l'hindouisme, et entame une réflexion plus générale sur le monde animal, tel un poème visuel ultra-contemporain et allégorique.

Egalement passé par Rotterdam, Little lower than the angels de Neozoon (qui avait fait sa première à Rotterdam), est un essai ironique sur les croyances religieuses, et notamment le créationnisme, à travers un montage percutant d'images trouvées sur youtube, combinées à des musiques tantôt sacrées, tantôt lénifiantes, et aux effets faciles des vidéos amateurs qui circulent sur internet.  Le film tourne en dérision les prêcheurs de toutes sortes qu'il montre répétant à l'envi les mêmes phrases ("Dieu a choisi de faire l'homme à son image") ou les témoignages anonymes de ceux qui ont "vu Jésus" et entreprennent de le décrire et de le dessiner. Une oeuvre pas très charitable, mais tellement savoureuse, qui livre un instantané fascinant de l'époque dans laquelle nous vivons.

Dans un style plus austère, Volcano : what does a lake dream ? de Diana Vidrascu (qui a fait sa première à Locarno) s'appuie sur des récits et des images de l'archipel des Açores pour interroger les réalités d'un lieu situé sur une zone tectonique en mouvement. A quoi rêve le lac au-dessus du volcan momentanément endormi ? Il se dérobe aux yeux des spectateurs, emporté au son d'une musique lancinante dans des jeux de surimpressions et de projections qui mettent en perspective la géographique et l'histoire de ce petit coin du monde où se manifeste plus qu'ailleurs la volonté toute puissante de la nature. On est comme à l'écoute de ce mystère insondable, yeux écarquillés et sens en alerte.

Il faut enfin mentionner Douma underground de Tim Alsiofi (repéré lui aussi à Locarno), tout à la fois document brut sur les réalités concrètes de la guerre et réflexion sur l'acte de filmer. Pendant les bombardements incessants sur la région de la Goutha orientale, en Syrie, les civils se réfugient dans les sous-sols où s'organise un semblant de vie. Tim Alsiofi est l'un d'entre eux. Caméra au poing, il capte justement ces instants suspendus entre angoisse et besoin d'extérioriser, dérision noire et désespoir. On est là au-delà du cinéma à proprement parler, face à témoignage direct qui nous intègre littéralement à la guerre, et nous fait sortir vacillant de la séance.

A noter qu'en parallèle de la compétition et des différentes séances thématiques était proposée une sélection de courts métrages en réalité virtuelle, dont les spectateurs étaient invités à faire l'expérience de manière collective dans une salle dédiée. Une douzaine de films étaient ainsi proposés en trois séances d'une trentaine de minutes. L'occasion de vérifier que le format, a priori passionnant, et dont on sait qu'il peut produire d'excellents films, reste malgré tout balbutiant. La majorité des films présentés n'avaient pas de réel intérêt cinématographique, et certains n'exploitaient même pas réellement les possibilités de la VR en restant très directifs et peu immersifs.

On soulignera quand même l'efficacité de Claude Monet, l'obsession des nymphéas de Nicolas Thépot qui nous plonge littéralement dans les tableaux du peintre ; l'expérience Das Totale Tanz Theater 360 de Maya Puig, adaptation en VR du concept de théâtre total imaginé par le mouvement Bauhaus, dans lequel les danseurs mi-humains, mi-robots nous environnement de toutes parts ; ou encore la quête presque mystique du musicien Molécule dans le grand Nord arctique, transcendée par le réalisateur Jan Kounen accompagné d'Aumaury La Burthe (-22,7°C).

Pour finir, impossible de ne pas mentionner la séance la plus hallucinée du festival qui était consacrée aux liens entre couleurs, musique et films, dans le cadre du focus "Color Moods". On a pu y (re)découvrir un documentaire scientifique d'Eric Duvivier (La perception et l'imaginaire) qui explore les changements de perception opérés par la prise de substance hallucinogènes, mais aussi plusieurs courts métrages (projetés pour la plupart en 16mm) d'Oskar Fishinger (Kreise, Allegretto), pionnier du cinéma abstrait, de Len Lye (Trade Tattoo, Rainbow dance), artiste néozélandais expérimental, ou encore de Walter Ruttmann (Lichtspiel Opus III et IV), lui aussi chantre du cinéma expérimental.

Explosion de couleurs et de notes, vibrations intenses, matérialisation graphique des sons (dont certains joués en direct par un DJ), formes en surimpression, musique oppressante, pellicule qui semble prendre feu... le spectateur passe par une succession de sensations physiques et psychiques qui reposent sur des formes abstraites, du mouvement et parfois un détournement d'images en prises de vue réelles.  Un feu d'artifices sensoriels qui est un parfait hommage aux cinéastes de l'avant-garde, pour qui le cinéma était avant tout un art de l'expérimentation, et à leurs héritiers, nombreux à Winterthur cette année encore.

Winterthur 2019 : coup de coeur pour « Physique de la tristesse » de Theodore Ushev

Posté par MpM, le 28 novembre 2019

Déjà multi-récompensé au Canada (meilleur court métrage à Toronto, meilleur film d'animation à Ottawa, doublé à Montréal, etc.), Physique de la tristesse est le nouveau court métrage de Theodore Ushev (nommé aux Oscar en 2017 pour Vaysha l’aveugle), que l'on a eu la chance de découvrir sur grand écran lors de la 23e édition du Festival de Winterthur. Film-somme intime et introspectif qui frôle les 30 minutes de plaisir cinématographique pur, il a d'ailleurs à nos yeux largement dominé la compétition, sans pour autant séduire un jury plus clairement porté sur une forme de cinéma documentaire et naturaliste.

Adapté du roman Physique de la mélancolie de l'écrivain bulgare Gueorgui Gospodinov, il s'agit d'un récit à la première personne qui fait écho avec acuité à la propre vie du réalisateur, et plus généralement de quiconque a connu l'exil, le désenchantement et la nostalgie de l'enfance. "J’avais l’impression d’y trouver, non seulement ma propre vie, mais celle de toute une génération également", explique Theodore Ushev, qui a lui-même quitté la Bulgarie pour le Québec à la fin des années 90.

Réalisé dans une technique d'animation unique que le cinéaste est le premier à mettre au point, celle de la peinture à l'encaustique, le film nous entraîne dans les souvenirs d'un narrateur qui se remémore son enfance et sa jeunesse, tout en évoquant le déracinement et la mélancolie prégnante de ceux qui ne se sentent chez eux nulle part. La relation père-fils est également l'un des nombreux fils d'un récit qui s'avère foisonnant et multiple comme le sont les souvenirs. Le film est d'ailleurs dédié au père de Theodore Ushev, décédé en 2018, tandis que les comédiens qui prêtent leur voix aux personnages sont également des duos père-fils. Dans la version française, ce sont Xavier Dolan et son père Manuel Tadros, et dans la version anglaise, montrée à Winterthur, Rossif et Donald Sutherland.

Construit comme une succession de moments, de pensées, d'expériences multiples ("Je suis nous" déclare le personnage), Physique de la tristesse montre l'être humain comme une créature solitaire perdue dans son propre labyrinthe (en référence au Minotaure de la mythologie grecque), se raccrochant à sa propre "capsule spatio-temporelle" (en référence à celle qui fut enfouie en 1938, destinée à l'Humanité du 7e millénaire), pleine de souvenirs intimes matérialisés par des objets dérisoires et minuscules qui englobent toute notre existence : un papier de bonbon qui évoque le premier amour, un soldat de plomb qui symbolise la mort, une image de western qui ramène à l'enfance...

Rarement un film si terriblement personnel n'aura à ce point donné l'impression de s'adresser à chacun de ses spectateurs, ne cessant de réveiller par résonance d'autres souvenirs, d'autres sensations, d'autres émotions dont l'essence est identique. C'est en cela que Physique de la tristesse est déchirant et sublime, touchant directement à notre part d'humanité, au sens de ce que cela signifie, tout simplement, d'être humain. La forme choisie par le réalisateur participe de cette appropriation que l'on se fait du film : l'animation à l'encaustique est mouvement et lumière combinés, la matière venant sans cesse se superposer sur les personnages ou les décors pour les recomposer à l'infini, proposant une image mouvante qui embrasse toutes les images.

L'utilisation du clair obscur dans certaines scènes intimistes, avec de gros plans sur les visages qui paraissent éclairés à la bougie et cernés par les ombres, le recours à l'abstraction dans le passage joyeux des acrobaties, la juxtaposition "cut" d'images fixes qui semble décomposer le principe même de l'animation... tout concourt à faire du film non plus un récit, justement, ni même une imitation de la pensée, mais une plongée directe dans l'esprit d'un homme qui, à travers ses expériences subjectives et ses angoisses ancestrales irraisonnées, de la peur de l'oubli à l'impossibilité de retenir le temps, devient précisément une allégorie de tous les Hommes.

Retour sur le 22e festival de courts métrages de Winterthur

Posté par MpM, le 19 décembre 2018

© Eduard Meltzer / IKFTW

La programmation du festival de Winterthur, que nous avions eu la chance de découvrir en 2017, reflète une qualité spécifique du court métrage : sa capacité à être un formidable terrain d'expérimentation pour les réalisateurs. Cela a conduit le festival à opérer pour sa 22e édition, qui s'est tenu en novembre dernier, des choix formels extrêmement audacieux, notamment dans le cadre de la compétition internationale. Des choix parfois radicaux, qui ont été très largement suivis par le jury international. Celui-ci a en effet de son côté privilégié un cinéma qui appelle à la réflexion, à la fois sur la société et sur le cinéma lui-même. La plupart des films qui figurent au palmarès s'offrent ainsi des libertés avec les formes de narration traditionnelle, et avec l'idée que l'on peut se faire généralement du court métrage, ou d'un film de manière générale.

On pense notamment à cet objet étrange qu'est le lauréat du Grand prix, Bigger Than Life d’Adnan Softic, documentaire expérimental qui raconte comment la République de Macédoine a utilisé le projet d’aménagement de sa capitale (Skopje 2014) pour réécrire l'histoire du pays, et notamment faire de la ville le berceau de l’Europe et des plus prestigieuses civilisations antiques. Le film s'ouvre sur un prologue d'environ 6 minutes qui montre en plan fixe un temple romain sur lequel le soleil se lève. Une voix-off déclame théâtralement, en faisant durer chaque syllabe, une citation de Johann Joachim Winckelmann, considéré comme le théoricien du néoclassicisme et le fondateur de l'histoire de l'art. Cette citation dit en substance que si l'on veut devenir grand, en un mot inimitable, il faut imiter les Grecs.

La suite du film est tout aussi déconcertante, avec sa musique et ses chansons grandiloquentes, ses effets kitschs et sa voix-off ironique, plaqués sur des vues de la nouvelle Skopje, pour décortiquer avec humour le processus de création d'une nouvelle identité nationale. Il est non seulement assez rare de voir un tel film remporter une grande compétition internationale, mais encore plus rare qu'il ne soit pas renvoyé dans une compétition purement expérimentale. Il faut reconnaître que Bigger than life n'a pas peur de jouer avec les nerfs du spectateur, accompagnant la portée politique de son propos d'une recherche formelle appuyée qui souligne l'absurdité de ce qu'il dénonce. Alors que se succèdent les vues de monuments boursouflés, on éclate alors de rire en entendant le chanteur dire d'une voix compassée que Sjopje, elle, est réelle. Le tout sur fond de feux d'artifices.

Autre film primé par le grand jury, A Room with a Coconut View de Tulapop Saenjaroen, Prix d’encouragement de la compétition internationale. Là encore le parti pris de départ est relativement radical. Une intelligence artificielle dont c'est la fonction fait visiter virtuellement une petite ville de l'est du pays à un touriste de passage. Elle répond à ses questions de sa voix robotique toujours enjouée, et plonge le spectateur dans une forme de délire visuel où se mêlent vues touristiques stéréotypées et images absurdes comme collées aléatoirement. Le réalisateur nous pousse à une réflexion puissante sur l'image ("que suis-je en train de regarder ?"), son utilisation et ses interprétations. Un film aussi complexe qu'ironique, qui dans la plupart des festivals de courts métrages aurait atterri en section expérimentale, mais illustre parfaitement la propension de Winterthur à penser le cinéma comme un art global couvrant tout le spectre de la narration et des expérimentations formelles.

Le grand jury a également remis deux mentions spéciales afin de distinguer le court métrage rwandais I Got My Things and Left de Philbert Aime Mbabazi Sharangabo et le film d'animation expérimentale canadien Legendary Reality de Jon Rafman. Le premier observe avec pudeur la veillée funéraire qui réunit quelques amis proches d'un jeune homme décédé. Entre moments de recueillements, conversations à bâtons rompus, lectures et même danses, le film essaye de brosser à la fois le portrait du défunt, un être anticonformiste dans une société corsetée, et de ceux qui l'accompagnent pour cette dernière nuit. A mi-chemine entre le documentaire et la fiction, le film ménage de jolis moments d'émotion, mais peine parfois à approfondir son propos, laissant le spectateur comme à l'extérieur du petit groupe.

Le second est un récit d'anticipation à la première personne créé à l'origine pour une exposition consacrée à Leonard Cohen à Montréal. Le réalisateur Jon Rafman recrée un univers futuriste inquiétant dans lequel le narrateur, enfermé dans une sorte de caisson étanche, laisse son esprit vagabonder, en quête d'un sens à la vie et à l'univers. Le texte est un poème puissant et onirique qui épouse le point de vue multi-temporel du personnage, et l'accompagne jusqu'au royaume de la mort et de la désolation. Incontestablement l'un des films les plus envoûtants qui étaient présentés cette année.

L'une des nouveautés de cette 22e édition du festival est d'avoir choisi d'éditorialiser désormais tous les programmes, y compris ceux de la compétition. Cela permet de mettre en lumière les invisibles liens qui relient les films au sein d'une sélection, d'un programme, et même du festival tout entier. Trois des films récompensés (Bigger than life, I Got My Things and Left et Legendary Reality) étaient ainsi présentés ensemble dans le programme intitulé Around the world, avec Mahogany too de Akosua Adoma Owusu, un film ghanéen donnant une nouvelle interprétation de la styliste Tracy Chambers telle qu'elle fut interprétée par Diana Ross en 1975 dans Mahogany de Berry Gordy et Dios nunca muere de Barbara Cigarroa, une fiction naturaliste suivant une famille mexicaine pauvre se prenant soudain à rêver d'une vie meilleure matérialisée par un logement individuel.

Les autres programmes de la compétition nous invitaient tour à tour à découvrir des films gravitant autour des thèmes Human nature, Prisoners, Promote yourself, Mysterious realities ou encore Sinful. Par exemple, la thématique Prisoners nous amenait d'abord à la rencontre d'un taureau dans l'arène (Tourneur de Yalda Afsah), d'une jeune femme transsexuelle enfermée par ses parents en Georgie (Prisoner of society de Rati Tsiteladze), d'une veuve que les traditions entendent empêcher de vivre sa vie au Népal (Tattini de Abinash Bikram Shah), d'une jeune femme anorexique prisonnière de son propre corps (Egg de Martina Scarpelli) et de trois jeunes hommes fauchés qui acceptent de jouer dans un film porno pour arrondir leurs fins de mois (Self destructive boys d'André Santos  et Marco Leao). Autant d'allégories assez passionnantes d'un monde qui semble multiplier les barrières et les méthodes d'enfermement ou de coercition alors même que tout semble pourtant désormais possible à l'être humain.

Le programme sur la nature humaine donnait lui-aussi une vision complexe et métaphorique de notre époque. Outre All these creatures de Charles Williams, palme d'or du court métrage à Cannes cette année, dans lequel un adolescent tente de reconstituer les conditions particulières de l'effondrement de son père, on y retrouvait notamment le captivant documentaire The migrating image de Stefan Kruse, qui explore la manière dont sont perçus et représentés les migrants et réfugiés à partir d’images trouvées sur les réseaux sociaux ou utilisées par des organismes publics. Avec une simple voix off d’une extrême simplicité, Stefan Kruse décortique tour à tour les pages facebook des passeurs qui affichent paquebots de luxe et autres mers caribéennes, les films de propagande institutionnels qui misent sur l’émotion en présentant les gardes côtes comme des super-héros ou les images faites par les médias pour alimenter leurs différents supports, jusqu’à des films en 360 degrés pour la page Facebook du journal ou de la chaîne.

Dans cette profusion d’images, chacune raconte (comme toujours) sa propre histoire,  au service de celui qui les prend ou les diffuse, plus que de celui qu’elle met en scène. C’est d’autant plus saisissant dans le parallèle dressé entre les images prises au Danemark d’un côté par les défenseurs des migrants, et de l’autre par des groupes d’extrême-droite qui les rejettent, chacun pensant détenir une vérité absolue sur les réfugiés. Sous ses airs faussement pédagogiques, le film amène ainsi le spectateur à prendre conscience de ce qui se joue dans chaque image montrée, et à comprendre la stratégie de communication qui accompagne à chaque étape ce que l’on appelle communément la « crise des réfugiés ». Peu importe si l’on donne de la réalité un aperçu parcellaire et orienté du moment que l’on remporte la guerre idéologique, celle des apparences ou tout simplement de l’audimat.

Il faut également citer dans ce programme un film philippin dans la parfaite lignée des courts métrages qui nous parviennent de cette région : décalé, ironique et absurde, et surtout doté d'une mise en scène à l'élégance folle. Manila is full of men named boy de Andrew Stephen Lee (sélectionné à Venise en septembre dernier) raconte, sur fond de retransmission télévisée des funérailles de Michael Jackson, la quête d'un homme à la recherche d'un fils d'adoption pour impressionner son propre père. Se rejoue alors l’éternelle question du sentiment d’appartenance à une famille ou à un groupe, et de son douloureux corollaire : l’exclusion et l’indifférence. Entre humour doux-amer et cruauté faussement policée, le réalisateur dresse un portrait à peine déformé de cet étrange animal que l’on appelle être humain.

Autre film remarqué, dans le programme Promote yourself cette fois, Le baiser du silure de June Balthazard, un documentaire poétique qui commence comme un épisode d’histoire naturelle autour du silure, un poisson quasi mythique qui vit en profondeur et peut dépasser la taille de l'être humain. Puis les données scientifiques laissent peu à peu place à une réflexion plus philosophique. Le silure, considéré par certains comme nuisible et invasif, apparaît comme le symbole de cet « étrange étranger » qui cristallise les peurs et les fantasmes de l’être humain. Se reflète alors en ce paria des cours d’eau l’histoire ancestrale de notre rapport à l’altérité.

Impossible de faire l'impasse, dans le programme Sinful, sur l'un des films les plus remarqués de l'année, La chute de Boris Labbé, sorte de tourbillon visuel qui emporte le spectateur dans un déchaînement de sensations visuelles comme décuplées par la musique monumentale de Daniele Ghisi. Tout à l’écran semble en perpétuel mouvement : le tourbillon des anges qui fondent sur la terre, l’éternel cycle de la nature, le feu de l’enfer qui engloutit tout sur son passage. Même la caméra s’envole, redescend, nous emmène toujours plus loin dans le panorama sidérant qui prend vie sous nos yeux. Difficile de résumer ou décrire l’ampleur formelle et narrative de ce film-somme qui semble porter en lui toute l’histoire de l’Humanité. Il nous laisse pantelant face à notre propre interprétation, plongés dans un univers de songe et de cauchemar qui s’avère à la fois terrifiant et sublime. Winterthur se devait d’intégrer dans sa sélection cette œuvre complexe et unique qui brouille les notions réductrices d’animation, d’art contemporain et de recherche expérimentale pour ne garder que ce qui compte vraiment : le plaisir pur du cinéma.

A ses côtés, mais dans un genre rigoureusement différent, on a également été séduit par Swatted, un documentaire venu du Fresnoy, qui utilise des vidéos youtube et des images vectorielles issues d'un jeu vidéo pour raconter un phénomène de cyber-harcèlement qui touche les joueurs en ligne aux Etats-Unis : le swatting, consistant à usurper l'identité d'un gamer, puis appeler les secours en son nom en inventant l'histoire la plus sanglante (et la plus crédible) possible afin de faire débarquer le Swat (unité d'élite spécialisée dans les assauts) chez lui, armé jusqu'aux dents.

Ismaël Joffroy Chandoutis mêle témoignages des joueurs et images virtuelles pour mieux montrer la porosité des frontières entre la réalité et la fiction. La violence acceptable et apprivoisée du jeu semble alors déborder brutalement dans le monde réel, le transformant en un lieu hostile et menaçant où la vie des protagonistes est cette fois véritablement en danger. Le film participe ainsi d'une réflexion ultra-contemporaine sur l'incursion d'une violence, jusque-là cantonnée au périmètre de la fiction et des informations télévisées, dans notre quotidien le plus banal : dans la rue, dans une salle de concert, et jusque dans son salon. Non seulement il n'est plus possible de penser la violence comme on en avait l'habitude, notamment en la tenant à distance, mais surtout, il est devenu impossible de penser les images en termes binaires : d'un côté la réalité et de l'autre la fiction. Cette hybridation finit par envahir Swatted, qui nous propose la vision d'un monde entièrement virtuel, comme si on était soudainement incapable de voir la réalité autrement que sous le prisme de la "matrice", semblable à la trame d'un jeu vidéo.

Le programme Reconstructed identities s'ouvrait sur un curieux essai expérimental intitulé Today is 11th june 1993. La réalisatrice Clarisse Thieme y met en scène une traductrice, seule dans sa cabine face à un écran où se déroule un film amateur. Des jeunes gens jouent devant la caméra une forme de fiction fantasmée dans laquelle ils tentent de s'échapper de la ville de Sarajevo assiégée (on est le 11 juin 1993) à l'aide d'une machine à voyager dans le temps. Dans une sorte de boucle temporelle absurde, la scène ne cesse de se rejouer sous nos yeux, les visiteurs du futur finissant immanquablement par rester coincés dans l'époque de la guerre, n'ayant pour seule option que d'envoyer de nouveaux SOS vers le futur. Il s'agit d'un film d'archive conservé dans une collection privée de vidéos amateurs documentant la vie des habitants de Sarajevo pendant la guerre, que la réalisatrice s'est réapproprié dans une démarche d'interrogation du temps présent : nous, spectateurs de cet appel à l'aide venu d'une époque révolue, comment réagirons-nous ?

En clôture de ce même programme, on retrouvait un nom connu, celui d'Apichatpong Weerasethakul. Dans le cadre du programme "3e scène" de l'Opéra de Paris, le cinéaste thaïlandais a réalisé Blue, un énigmatique film dans lequel une femme dort dans la jungle, dans ce qui semble un décor de théâtre. Un ingénieux système de poulie permet à un rideau peint d’alterner deux paysages. Il ne se passe rien si ce n’est cette alternance, et les légers mouvements de la femme qui cherche le sommeil. Jusqu’au moment où l’on croit discerner une flamme s’échapper de son corps.

Cette femme inerte qui se consume sous nos yeux par un habile effet de reflet et de surimpression, qui est-elle ? Quels rêves l'agitent ? Quel fil invisible la relie aux soldats endormis du précédent long métrage du cinéaste, Cimetière des splendeurs ? On ne peut s'empêcher de penser à la Thaïlande, ce pays dans lequel il est interdit de critiquer le roi ou sa famille, impossible de s’exprimer, dangereux de protester. Un pays endormi par la censure, à la beauté de façade, mais qui se consume littéralement de l’intérieur.

Si l'on est véritablement enthousiaste face à cette compétition 2018 de Winterthur, c'est qu'elle répond à l'entêtante question qui nous poursuit de festival en festival : qu'est-ce qu'une bonne sélection ? Il faudrait être naïf pour penser qu'elle réunit simplement les "meilleurs" films (meilleurs selon qui ? selon quoi ?) tant il s'agit en réalité d'une alchimie fragile, de liens invisibles qui se tissent entre les films, d'échos qui se font (ou pas) en nous. Pour sa 22e édition, l'équipe de Winterthur avait atteint cette forme d'état de grâce qui permet à chaque film d'exister par lui-même, de gagner en ampleur au milieu des autres, et d'entrer en résonance avec la vie ou les préoccupations de ceux qui le regardent. Si le regard porté sur notre époque est grave et critique, lourd de questions laissées sans réponses, ce que cette compétition 2018 révèle de l'état du cinéma est en revanche follement enthousiasmant.

Retour sur le 21e festival de courts métrages de Winterthur

Posté par MpM, le 28 novembre 2017

Plus important festival de courts métrages de Suisse, Internationale Kurzfilmtage Winterthur, dont c’était cette année la 21e édition, s’est tenu du 7 au 12 novembre dernier. Organisé autour de plusieurs compétitions (internationale, suisse et films d’écoles suisses), il proposait notamment des journées professionnelles, des programmes pour la jeunesse, des focus géographiques (l’Asie du Sud-Est et la Grèce) ou encore des rétrospectives monographiques autour de cinéastes comme Pimpaka Towara (Thaïlande) et Freddi M. Muerer (Suisse).

Un programme dense et varié mais pas intimidant pour autant, puisque la concentration des lieux de projection et la répétition des séances permet de profiter assez largement des différents programmes.

Une compétition exemplaire


Comme c’est souvent le cas, les regards étaient particulièrement tournés vers la compétition internationale qui réunissait 37 films venus du monde entier. Et c’est vrai que cette sélection (réalisée de manière collégiale par le directeur artistique John Canciani et son équipe) est exemplaire de tout ce que l’on recherche traditionnellement en festival : éclectique, équilibrée, assumant des prises de risque audacieuses, et mêlant des œuvres fortes déjà repérées par ailleurs à des premières mondiales d’envergure ou des films plus fragiles et confidentiels. Bien sûr, les amateurs de cinéma dans un sens restrictif (très attaché à « l’histoire », par exemple) peuvent ne pas y trouver leur compte. Mais pour les cinéphiles soucieux de se confronter avec la réalité d’une production qui ne cesse de se chercher, voire de se réinventer, c’est évidemment une chance formidable !

À force de fréquenter les festivals, on finit par repérer ceux qui ne cherchent pas à "protéger" leur public de ce qu'il pourrait ne pas aimer, l'enjeu n'étant jamais tant de faire aimer les films que de donner à voir ce qui constitue un paysage cinématographique particulier. Winterthur a ainsi fait l'impasse sur les traditionnelles concessions à un goût présumé du grand public pour le classicisme. On n’a pas vu pendant le festival suisse de ces films éternellement sélectionnés en festival pour servir de transition ou de respiration entre deux œuvres plus puissantes. Des films inaboutis, des réalisations maladroites, oui, mais pas ces terribles films moyens qui n’apportent rien à celui qui les regardent, et d’où toute idée de cinéma semble définitivement exclue.

Amener le spectateur à sortir de sa zone de confort est probablement la mission la plus importante des festivals de cinéma, et elle est indéniablement remplie par l'équipe des Internationale Kurzfilmtage Winterthur qui avait réuni des films offrant tous un intérêt propre, que ce soit en terme esthétique, dramatique, scénaristique, ou de réflexion sur le cinéma lui-même. Des films qui parfois nous bousculent, nous dérangent, nous interpellent par leur formalisme, leur propos ou leur radicalité. Qui semblent élargir la définition que l’on peut avoir du cinéma, ou en tout cas viennent la questionner.

Retrouvailles et découvertes


On a ainsi revu avec plaisir quelques-uns des courts métrages les plus passionnants de l'année, comme The burden de Niki Lindroth von Bahr (Quinzaine des réalisateurs et Cristal du court métrage à Annecy), comédie musicale animalière en stop motion dans laquelle des poissons solitaires, des singes travaillant dans un centre d'appel et des souris employées de fast-food chantent leur mal de vivre, dans un manifeste hilarant et désespéré à la fois ; Gros chagrin de Céline Devaux (Lion d'or à Venise), récit d'une rupture amoureuse qui oscille entre l'humour d'une comédie sentimentale et l'amertume bouleversante d'une relation qui s'achève, réalisé à la fois en prise de vues réelles et en animation (avec la technique rare de l'écran d'épingles) ; After school knife fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (Séance spéciale à Cannes), chronique adolescente stylisée et élégante sur la fin d'une époque ; Möbius de Sam Kuhn (Semaine de la Critique), ovni lynchien qui tient tout autant du récit initiatique que du conte cruel ; et Selva de Sofia Quiros (Semaine de la Critique), oeuvre sensorielle et fantomatique, à la beauté sidérante, sur la fatalité des départs et des séparations. Lire le reste de cet article »