RIHL 2010: Nicolas Saada et le livre de cuisine hitchcockien

Posté par Benjamin, le 12 décembre 2010

Nicolas Saada est l’invité d’honneur des 33ème Rencontres Henri Langlois et c’est à lui qu’incombe la tâche de livrer la leçon de cinéma axée sur la direction d’acteur (voire La 40eme marche ne se loupe pas). Mais Nicolas Saada est avant tout un passionné. Un cinéaste qui met en avant l’importance de l’école, et de la transmission du savoir, choses qui se perdent cruellement de nos jours. Il parle avec ferveur des classiques d’Hitchcock et de la culture cinématographique, car savoir d’où l’on vient c’est un peu savoir où l’on va.

Sans vouloir faire son professeur, sans vouloir venir prêcher la bonne parole, Nicolas Saada a tout simplement envie de transmettre sa passion du cinéma, d’échanger et de partager avec les autres. Poitiers lui semble donc un carrefour essentiel.

Écran Noir : Pensez-vous qu’il y a une grande valeur pédagogique dans le cinéma d’Hitchcock ?

Nicolas Saada : Et bien oui. C’est ce que je disais : ce ne sont que des prototypes. Il y a un moment quand un ébéniste ou un musicien doit apprendre des choses de base à quelqu’un, il passe par des choses qui sont basiques. Quelqu’un qui veut apprendre le contre-point, l’harmonie, la mélodie à des étudiants de musique, il ne va pas prendre Lady Gaga ! Il va prendre des espèces d’objets absolument pérennes dans l’histoire de la musique. Hitchcock c’est pérenne ! Avec Hitchcock, je pense qu’on peut apprendre plein de choses. On peut piquer des trucs et je vois le nombre de cinéastes qui finalement prennent à Hitchcock non pas une matière qu’ils veulent copier, à laquelle ils veulent rendre hommage, mais un effet qui leur sert à raconter quelque chose. Hitchcock moi-même m’a servi à me dépatouiller de certaines situations, que ce soit dans mon film Les parallèles ou dans Espion(s), Hitchcock m’a toujours servi, soit à faire vivre une scène qui peut être absurde, soit à faire vivre une situation qui peut paraître forcée. C’est un livre de cuisine permanent. Le cinéma selon Hitchcock c’est un livre que tous les étudiants en cinéma devraient lire et relire. C’est le livre de cuisine du cinéma ! Donc moi je me dis, c’est un livre de cuisine, autant appliquer une recette et la faire partager au public de Poitiers.

EN : Demain soir, en même temps que la leçon de cinéma sera diffusé au festival The Ghost-writer de Roman Polanski…

NS : Alors c’est très marrant parce que beaucoup de gens m’ont parlé d’Espion(s) quand ils ont vu The Ghost-writer. Quand j’ai vu le film, je n’ai pas tout de suite compris, mais maintenant en y repensant je crois qu’il y a comme ça des espèces de chevauchements, de croisements entre les deux films.

EN : En tout cas, c’est un film très classique qui a quelque chose d’hitchcockien…

NS : Moi je suis pour le classicisme. Je suis pour tout ce qui est inactuel.

EN : On l’a beaucoup comparé par exemple à Shutter Island de Martin Scorsese et ce qu’on a mis en avant chez Polanski c’est qu’il n’avait utilisé aucuns effets spéciaux.

NS : Moi j’aime beaucoup Shutter Island. J’aime autant les deux. Polanski c’est un metteur en scène dont j’ai beaucoup regardé les films. Par exemple pour mon court métrage Les parallèles, une des références c’était Frantic : c'est un film que j’adore et c’était aussi un film de référence pour Espion(s).

EN : Est-ce que vous pensez que le patrimoine cinématographique se perd aujourd’hui ?

NS : Oui le patrimoine cinématographique se perd parce qu’on a une peur panique de ce qui est vieux. C’est Godard qui disait : « On dit toujours : je vais voir un vieux Fritz Lang. On ne dira jamais, je vais lire un vieux Stendhal. » Mais c’est vrai et c’est dommage qu’on ait une perte de ça, parce que c’est très important pour décoder des trucs. L’histoire que je raconte toujours, c’est qu’il n’y aurait pas Batman sans Victor Hugo. Donc j’adore cette idée qu’il n’y aurait pas Batman sans Victor Hugo parce que, en fait, le Joker dans Batman est inspiré de L’homme qui rit qui est un roman de Victor Hugo qui raconte l’histoire d’un enfant qui est capturé par des faiseurs de montres qui vendent des enfants défigurés dans les cirques. Et lui, on le défigure à un très jeune âge, on lui ouvre la bouche d’une oreille à l’autre. Et il devient l’homme qui rit. Ça devient une espèce de monstre de foire. Et il grandit comme ça accompagné de toute une troupe de gens avec qui il fait du cirque et il a ce visage défiguré, ce sourire permanent. Et après il apprend qu’il est de descendance royale donc on le kidnappe et on le remet au pouvoir, il se retrouve face à des responsabilités qui sont trop grandes pour lui. Enfin, ça se termine tragiquement. L’homme qui rit a inspiré un film dans les années 20 de Paul Leni. Un film de 1924 ou 25 (film de 1928 en réalité, ndlr) avec un acteur allemand qui s’appelait Conrad Veidt. Et ce film en 1925 est devenu un film culte aux États-Unis. C’est un film américain. Tout jeune, l’auteur de Batman (Bob Kane) a vu le film et il était tellement impressionné par le visage de Conrad Veidt qui reproduisait  les gravures qui accompagnaient le roman de Victor Hugo qu’il l’a noté dans un coin de sa tête. Et c’est à cause de ce film qu’il a eu l’idée du Joker. Donc on se dit, voilà, sans Victor Hugo, il n’y a pas Batman ou en tout cas le Joker. Et moi je trouve ça très intéressant. Je trouve plus intéressant de dire à un gamin que Victor Hugo c’est aussi bien que Batman plutôt que de lui dire que Katy Perry c’est aussi bien que Billie Holiday, parce que ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, on a une tendance à négliger le passé en disant que finalement tout est cool dans la culture d’aujourd’hui, que tout se vaut, que tout est bien, que Lady Gaga c’est comme Barbara. Et du coup on expose tellement toute les références qui sont, je dirais, des références patrimoniales, dans un désir d’aller contre une espèce d’ordre établi qui serait une espèce d’ordre moral des choses.