Venise 2019 : J’accuse, de Roman Polanski, avec Jean Dujardin

Posté par kristofy, le 31 août 2019

Roman Polanski : à Venise aussi ce nom provoque encore la question de pouvoir séparer l'homme de l'artiste tant son nom semble une provocation à l'ère #metoo. Ses ennuis judiciaires aux Etats-Unis (il est toujours traquée pour avoir fuit le pays illégalement il y a plus de 40 ans), suite à un rapport sexuel avec une mineure (affaire qui judiciairement est terminée, et que la victime elle-même considère comme close) et Lucrecia Martel, la présidente du jury, qui ne souhaitait pas "célébrer" le cinéaste (Oscar, César, Palme d'or, etc...) ont vite fait d'offrir un scandale. Le producteur italien a menacé de retirer le film, jugeant la position de la réalisatrice argentine "partiale". Elle a du envoyer un communiqué pour s'excuser. La réponse des organisateurs est la même qu'en France (Cannes, César, Cinémathèque...) : il faut séparer l'auteur de son œuvre, ce qui devient, semble-t-il, de plus en plus impossible, tout comme pour Woody Allen (pourtant jamais accusé officiellement devant un tribunal), qui fera l'ouverture de Deauville. A Venise sont venus Alexandre Desplat le compositeur de la musique, Emmanuelle Seigner, la femme fidèle, Louis Garrel (Dreyfus), qui défie une fois de plus l'audace capillaire, et Jean Dujardin (Picquart), qui trouve un grand rôle, enfin. Mais point de Polanski. Dans le film on retrouve aussi Grégory Gadebois, Didier Sandre, Melvil Poupaud, Mathieu Amalric, Vincent Perez...

Polanski est donc en compétition à Venise, où on peut savourer l'ironie de son titre : J'accuse par Roman Polanski. Après deux dernières fantaisies théâtrales en huis-clos Carnage, plutôt réussie, et La Vénus à la fourrure , moins convaincante, il avait signé son film probablement le plus raté, D'après une histoire vraie. Son dernier film d'envergure? Il faut remonter à The Ghost Writer en 2010, en compétition à Berlin, et c'est ce même haut niveau d'ambition qu'il vise avec J'accuse (les deux films ont en commun le scénariste Robert Harris).

Le pitch: Pendant les 12 années qu'elle dura, l'Affaire Dreyfus déchira la France, provoquant un véritable séisme dans le monde entier. Elle apparaît toujours comme un symbole de l'iniquité dont sont capables les autorités politiques au nom de la raison d'Etat.
Dans cet immense scandale, le plus grand sans doute de la fin du XIXe siècle, se mêlent erreur judiciaire, déni de justice et antisémitisme.
L'affaire est racontée du point de vue du Colonel Picquart, véritable héros oublié de l'Affaire Dreyfus. Une fois nommé à la tête du contre-espionnage, le Colonel Picquart finit par découvrir que les preuves contre le Capitaine Alfred Dreyfus avaient été fabriquées. A partir de cet instant, au péril de sa carrière puis de sa vie, il n'aura de cesse d'identifier les vrais coupables et de réhabiliter Alfred Dreyfus.

Après plusieurs adaptations littéraires c'est la première fois que Roman Polanski adapte un vrai épisode de l'Histoire de France dont la chronologie des faits est déjà connue. C'est d'ailleurs un film qui fait écho à l'académique Le Pianiste: l'antisémitisme et  ses séquelles, la solitude d'un homme au milieu d'un chaos. Toutefois, c'est aussi un scénario adapté du livre D. (An Officer and a Spy) de Robert Harris (en fait la première version du script), publié en 2013 à propos de cette scandaleuse affaire Dreyfus.

D'après une histoire vraie

J'accuse est l'un de ces films de reconstitution historique à l'image très 'qualité française' avec un grand soin apporté aux décors, accessoires et costumes. La précision de Polanski en fait presque un film perfectionniste sur cette époque, à la fois conservatrice, et même conformiste, et bouillonnante de créativité (en peinture, musique, littérature...).

L'introduction à cette histoire commence avec le 5 janvier 1895 où dans une cour d'honneur pleine de militaires se déroule le symbole de la condamnation de Dreyfus au déshonneur : il est dégradé, ses galons arrachés, avant d'être envoyé en prison à l'isolement, loin sur un ilot désert d'outremer. La capitale de cette époque (des dizaines d’années avant l'arrivée des Nazis et la seconde guerre mondiale) est vue comme un lieu où l’antisémitisme est une opinion largement partagée par tous, un personnage évoque même une « dégénérescence morale et artistique du pays »…

C’est dans cette ambiance où l’armée qui cherchait un traître qui communiquait des informations à un autre pays trouve que Dreyfus, juif, est un coupable idéal. Plus tard, en mars 1896, le colonel Picquart, ayant été promu à la tête du service qui rassemble et analyse des documents interceptés, remarque qu’il y a toujours des informations communiquées par un traître avec une écriture semblable, alors il s’interroge: et si Dreyfus n’avait pas été accusé et condamné à tort? Il va reprendre l’enquête et le film nous montre le fonctionnement des services de renseignement de l’armée à travers ses méthodes : reconstitution de documents déchirés dans une poubelle, ouverture de lettres avant leur distribution, filature et photographie, comparaison d’écriture…

Au fil de ses recherches Picquart rapporte à sa hiérarchie ses doutes et ses certitudes avant de se heurter à leur refus d’aller plus loin. Le cas a été jugé avec beaucoup de publicité aux citoyens, hors de question de reconnaître qu’il y aurait eu une erreur car « on ne veut pas d’une autre affaire Dreyfus ». Plus grave encore politiquement, Picquart va découvrir qu’il y a eu falsification et manipulation pour accuser ce colonel Dreyfus… Il est alors muté, pour faire tout autre chose, il sera lui aussi emprisonné. C’est en 1897, d’après les informations réunies par Picquart, qu'Emile Zola écrit dans un journal sa fameuse tribune « J'accuse » au président de la République Félix Faure : le scandale devient explosif.

Au-delà de son contexte politique, le film J'accuse se déroule avec le suspens et le rythme d’un thriller pour identifier s'il y a un autre suspect hormis ce Dreyfus, juif, déjà condamné. Est-ce possible que le plus haut niveau hiérarchique de l’armée soit publiquement remis en cause ?

Bien avant le ghetto de Varsovie

Roman Polanski se repose sur la force du scénario (et des faits historiques) pour livrer ici un nouveau film, chargé de complot politique et de manipulation médiatique. On est alors bien plus proche de The Ghost Writer. Alors que la fiction de The Ghost Writer interrogeait en écho la réalité (l’allégeance du premier ministre britannique Tony Blair aux intérêts de guerre américains de George W. Bush…), cette fois c’est avec la réalité du passé (une France antisémite et un pouvoir qui couvre ses erreurs) que J'accuse pourrait questionner notre présent. C'est toute la puissance du film. Car il fait écho à notre époque, bien plus que le titre pourrait faire croire qu'il résonne comme une disculpation du cinéaste. Non, Polanski, incorrigible, a sans doute vu dans ce héros persécuté injustement, un vague reflet de sa situation, mais c'est avant tout la monté des haines discriminatoires (Juifs, musulmans, homos, etc...) qui l'inquiète et l'ont poussé à revenir sur cet épisode révélateur de l'Histoire de France: Dreyfus n'est que la plus grosse graine qui va germer jusque dans les années 1930 et conduire une partie du pays à embrasser la cause nazie.

Le film sera probablement diversement accueilli à l’international, il est peut-être trop ‘franco-français’, tout comme par le jury de Venise. Même si la cause défendue traverse beaucoup de pays occidentaux, même si le sentiment d'injustice est universel. Mais J'accuse est un rappel nécessaire, si besoin était, que Roman Polanski est bien encore et toujours un cinéaste important, capable d'une œuvre puissante et traitant de la haine et des préjugés (religieux, politiques, racistes etc...), autant que d'un système broyant la vérité et l'utilité de lanceurs d'alerte seuls contre tous.

Son film sera l'un des évènements ciné de cet automne, avec une sortie en France le 13 novembre.