[La Rochelle 3/6] Arthur Penn: l’individu, la collectivité et la violence

Posté par Martin, le 27 juillet 2019, dans Festivals, Films, L'instant vintage.

Le Festival du film de La Rochelle, qui a lieu chaque année fin juin début juillet, est l’occasion de découvrir des films inédits, avant-premières, rééditions, et surtout des hommages et des rétrospectives. Cette année, furent notamment à l’honneur les films muets du Suédois Victor Sjöström (1879-1960) et les dix premiers films de l’Américain Arthur Penn (1922-2010), un des pères du Nouvel Hollywood. Parmi les nouveautés, fut remarqué le très bel essai de Frank Beauvais, Ne Croyez surtout pas que je hurle, qui sortira le 25 septembre 2019. Ces cinéastes questionnent chacun à leur manière la place de l’individu dans la collectivité. Tour d’horizon en trois chapitres.

Chapitre 2 : Arthur Penn

Arthur Penn est un cinéaste à part. Ses films évoquent tous une part de l’Histoire américaine, mais selon un angle singulier, comme de biais. C’est sans doute ce qui fait qu’il lui faut tant lutter contre les studios qui ne comprennent définitivement rien à l’intellectuel qu’il est, avec sa sensibilité européenne et des thèmes ancrés dans le sol américain. Un western intimiste tourné avec des moyens télévisés : et cela donne son premier film Le Gaucher (1958) – pour lequel il souffre de ne pas avoir le final cut. Un film déconstruit, sous l’influence de Godard sur un comédien de stand up : c’est le libre et singulier Mickey One (1965). Ni l’audacieux scénario de Bonnie and Clyde (1967) ni le film fini ne séduiront la Warner – le film deviendra pourtant un immense succès.

Dès ses débuts, Arthur Penn dérange. A y regarder de plus près, les questions même de son cinéma – qu’est-ce qu’appartenir à un groupe ? la loi est-elle toujours bonne ? – l’éloignent de la philosophie manichéenne américaine alors même qu’il en utilise les codes – le shérif ou policier face aux escrocs, la mafia face au renégat… Chez Penn, il n’y a plus ni Bien ni Mal, mais des foules idiotes, des soldats arrogants et stupides, des politiciens corrompus et les autres, des déclassés, perdus, trahis, tués. Si ce regard pessimiste correspond bien à un nouveau cinéma en train d’éclore (Le Parrain date de 1972, Taxi Driver de 1976), Penn est de quelques années en avance sur les autres cinéastes du Nouvel Hollywood.

Une des caractéristiques de ce cinéma, c’est le regard frontal sur la violence. Penn commence à faire du cinéma en pleine guerre du Vietnam, et s’il ne l’aborde pas de front, ses films sont généreux en morts sanglantes. Cette guerre a une image, et même des images : pour la première fois, la violence s’invite dans les foyers américains par le biais de l’écran de télévision. Difficile dès lors de se reconnaître dans un groupe dominant qui se constitue sur le chaos et la mort. Les personnages de Penn sont des individualistes, moins par volonté qu’en réponse à une société qui les rejette. Quelque chose en eux les empêche de faire partie du monde, comme une tache qu’ils portent à la naissance. C’est le cas du Billy le Kid du Gaucher, précédé de sa légende : dès l’enfance, il aurait tué. C’est le cas de Helen Keller, la fillette aveugle et sourde, de Miracle en Alabama (1962). Penn fait de ces personnages, qui ont existé, des héros modernes : luttant pour communiquer, pour trouver une place dans une société qui ne sait pas quoi faire d’eux. Si l’institutrice de Helen lutte avec elle, pour elle, Billy perd très vite le père protecteur qui lui apprend à lire et veut faire de lui un homme, c’est-à-dire un être social. Mais être socialement, sans père ni repère, qu’est-ce que c’est ?

Poursuivis par la foule


Billy le Kid n’est pas antipathique, mais il est du mauvais côté. Penn arrive à nous faire aimer des personnages de voleurs, de tueurs, et dont la principale caractéristique est d’être recherchés, voire objets d’une chasse à l’homme – ce sera encore le cas avec Bonnie and Clyde (1967). La tête de Billy est mise à prix. Mickey One est poursuivi par des truands, menace sourde et invisible, intériorisée par le personnage incapable de vivre autrement que dans la fuite.

Dans La Poursuite impitoyable (1966), la chasse à l’homme – c’est le titre original : The Chase – est nettement plus concrète. Bubber (Robert Redford) apparaît finalement peu dans le film : il s’échappe de prison, la foule se lance à sa recherche, tandis que ses amis et le shérif tentent de le sauver. Bubber met en route l’intrigue, et quand il réapparaît enfin, il n’a pas idée de ce qui s’est passé sans lui. Il ne sait pas par exemple que le shérif (Marlon Brando) a tout fait pour le sauver. Il ne sait pas que sa femme (Jane Fonda) est amoureuse d’un autre, qui n’est autre qu’un de ses amis. Bubber est coupable – il s’est échappé, il a essayé de voler un homme au début – mais c’est le personnage le plus innocent. Il ne s’est pas vendu comme le shérif, il n’a pas trahi comme sa femme et son ami, et surtout il n’a pas déclenché un incendie, il n’a pas tué, comme la foule furieuse s’apprête à le faire.

Cette inversion des valeurs est totale dans le film : le lieu même de la justice devient celui de la violence aveugle. C’est en effet dans son bureau, au-dessus de la prison, que le shérif est lynché par les sudistes ivres. Cette longue scène, d’une rare violence, montre le visage de Brando qui se défait peu à peu sous les coups. Lui, le dernier visage humain de la ville, devient un masque de sang. Mais cette violence, elle rôde partout : dès le début, Bubber retourne l’homme à qui il veut voler sa voiture et se rend compte que son complice de fuite l’a tué. Ensuite, c’est un mécano noir qui est dangereusement suivi par trois gaillards ivres : à tout moment, le récit pourrait basculer dans le crime raciste. Et évidemment il y a le crime social, le plus insidieux, car le mieux admis, qui règne au-dessus des autres – ce magnat qui refuse de boire un verre avec ses employés et pense acheter le shérif qu’il a lui-même placé. Les cercles de cette société sont infranchissables : en haut, le patron et les grands bourgeois, puis il y a ceux qui rêvent d’en être, et enfin il y a la troisième caste, les criminels, les noirs et les pauvres. Cette violence culmine dans un autre lieu hautement symbolique pour la culture américaine du déplacement et de la vitesse : la casse où s’est réfugié Bubber. Des idéaux, il ne reste que les cadavres, les carcasses démontées qui brûlent dans une civilisation qui ressemble furieusement, et cela bien avant que le feu ne prenne, à l’enfer.

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