Jean-Claude Brisseau (1944-2019) part sans bruit ni fureur

Posté par vincy, le 11 mai 2019

Le cinéaste Jean-Claude Brisseau est décédé samedi à Paris à l'âge de 74 ans, a appris l'AFP par son entourage.

Le réalisateur et scénariste est décédé dans un hôpital des suites d'une longue maladie. Sa filmographie est marquée par trois films: De bruit et de fureur (1988), prix spécial de la jeunesse au Festival de Cannes et prix Perspectives du cinéma français, Noces Blanches (1989) qui révéla l'actrice Vanessa Paradis (qui empocha un césar l'année suivante) et La Fille de nulle part (2012), Léopard d'or au festival de Locarno.

Sa filmographie s'étend sur 40 ans, depuis son premier long en 1976, La croisée des chemins, qui pose une partie des bases d'un cinéma sulfureux où il scrute une jeune fille rebelle partagée entre le désir et la mort. Avec Un jeu brutal, il croise le chemin de Bruno Cremer, qu'il enrôle pour être un biologiste meurtrier. Crémer sera le truand de De bruit et de fureur, l'un des premiers films sur la banlieue, où la dureté et la violence quotidienne croise le rêve naturaliste d'un adolescent dans un environnement de solitude et d'exclusion. Une série de déflagrations qui achève le film dans une tragédie désespérée.

Noce blanche est une confrontation presque sage entre un Cremer prédateur et une Paradis pas vraiment innocente en jeune fille ex-prostituée et toxico, amoureuse de son professeur de philosophie. Derrière son émancipation, et leur histoire d'amour, il y a le vertige des deux à plonger dans un monde inconnu. Dans une interview accordée aujourd'hui au journal Le Monde, Vanessa Paradis évoque un réalisateur très grand, très autoritaire, avec une voix grave.

Il était réputé difficile. Pas vraiment le genre à attirer la sympathie. Mais ce révolté passionné et avide de liberté, avec le soutien des Films du Losange, a pu bâtir une œuvre singulière dans le cinéma français et relativement hétérogène. Avec Céline, portrait d'une jeune femme paumée versant dans le surnaturel, L'ange noir, seul grand rôle de cinéma pour Sylvie Vartan, accompagnée de Michel Piccoli, Tchéky Karyo et Philippe Torreton, dans une sordide manipulation criminelle, ou encore Les savates du bon Dieu, film romantique autour d'une quête amoureuse, à travers une errance et des braquage.

C'est loin d'être parfait. Mais il y a l'influence des grands cinéastes américains - dont John Ford qu'il admirait - qui planent à chaque fois. A partir des années 2000, la difficulté de trouver des vedettes de premier rang ou des noms connus ont compliqué le montage de ses films. Il poursuit sa voie sur le portrait de jeunes femmes marginales, dans des milieux précaires, avec la séduction, la cruauté et la mort qui s'entremêlent: Choses secrètes, A l'aventure, ou son dernier film Que le Diable nous emporte, son ultime film (2018), vaudeville plus mature où la violence masculine et la méditation sont autant d'obstacles ou de leviers vers le bonheur compliqué par le jeu des sentiments.

Jusqu'à cette mise en abyme ratée dans Les anges exterminateurs, inspiré de son propre livre et présenté à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, où il confie ses méthodes particulières de travail, sa manière de sélectionner ses actrices et finalement, comment il s'est retrouvé condamné en justice pour harcèlement et agression sexuelle sur des actrices à qui il avait fait passer des auditions.

Il avait été condamné par le tribunal correctionnel de Paris en 2005 pour harcèlement sexuel à un an de prison avec sursis et à 15 000 euros d'amende pour harcèlement sexuel sur deux actrices lors d'auditions pour son film Choses secrètes. En décembre 2006, il est condamné en appel pour agression sexuelle sur une troisième actrice.

Suite à cela, le mouvement #metoo, qui jugeait toute célébration de son œuvre insupportable, avait contraint la Cinémathèque, qui avait essayé de défendre l'artiste en oubliant que l'homme avait été condamné, à annuler fin 2017 la rétrospective qu'elle devait lui consacrer.

Pas étonnant que son film le plus sincère, sacré à Locarno, La fille de nulle part, soit aussi son film miroir. Il y joue le rôle masculin principal, Michel un professeur de mathématique veuf et à la retraite qui vit cloîtré dans son appartement parisien. Sa vie monacale est bouleversée par l'arrivée d'une jeune femme agressée. Se noue une complicité et une entraide, troublée une fois de plus par d'étranges manifestations paranormales. Tout son cinéma est condensé là: la détresse des femmes, la violence de la société, l'amour comme seul rempart, loin des jugements et de la morale.

"C’est précisément l’esprit archaïque du cinéma des origines que convoque le réalisateur dans son propre appartement, où il a tourné avec un caméscope et une poussette (pour les travellings). Impression unique de voir un hybride entre le prosaïsme délicat et articulé d’Éric Rohmer (tendance Lumière) et les noires féeries de John Carpenter (tendance Méliès). Le dispositif paraît évidemment rudimentaire, voire bredouillant, mais cela en fait le charme gracile et discret" pouvait-on lire dans L'Humanité.

Sans doute filmait-il son propre fantôme, lui si mystique. Sans doute son cinéma a-t-il été mal compris à cause de ses agissements et de ses méthodes qui déforment les jugements. Car si on y regarde bien, il sublimait souvent ses actrices, et dénonçait tout aussi souvent la brutalité masculine. Homme d'une autre époque, cela n'excuse pas tout. Il vitupérait le féminisme castrateur d'hommes hétérosexuels et le climat de censure de l'époque. Mais il regrettait surtout de ne plus pouvoir tourner avec les vedettes qui l'intéressaient. Il s'inquiétait de ne plus pouvoir filmer. Il était déphasé.

Dans une de ces dernières interview, à Paris-Match, il expliquait: "Je suis trop émotif (...)  Je vous avoue que l’opinion que les gens de cinéma peuvent avoir de moi me laisse indifférent. Là où je suis triste, c’est pour mes anciens élèves. Avant, quand je les rencontrais dans la rue, ils étaient fiers. Maintenant, j’ai l’image colportée d’un “super-violeur”. Mais quand j’ai eu un procès, je ne me suis pas défendu. J’ai eu tort". Ajoutant: "J’ai vécu des réactions de vengeance… Alors que la jouissance de la femme m’a toujours intéressé au cinéma et que je ne fais que creuser les mêmes thèmes."

Jean-Claude Brisseau, inexcusable, restera entaché par cette affaire (alors que d'autres bien plus vénérés s'en sont sortir indemnes). Mais le cinéaste, lui, aura produit quelques beaux films qui sondaient le mystère des femmes, le plus inexplicable à ses yeux.

[Dossier] Cannes, centre du monde cinématographique ? — Episode 3 Rencontre avec Jean-Marc Thérouanne, Délégué général du Festival des Cinémas d’Asie de Vesoul

Posté par MpM, le 11 mai 2019

Le Festival de Cannes, ses palmiers, son tapis rouge et ses paillettes… Il y a des images dont on a parfois du mal à se défaire. Pourtant, si certains considèrent Cannes comme le plus grand festival du monde, et si des professionnels du monde entier s’y précipitent chaque printemps, ce n’est pas pour aller à la plage. Qu’est-ce qui fait que le Festival occupe cette place privilégiée dans l’agenda de la planète cinéma, et qu’il s’impose chaque année comme le centre de ce petit monde ? Et au fait, comment “vit-on” Cannes lorsqu’on est producteur, distributeur, organisateur de festival ou réalisateur ? A quelques jours de l’ouverture de cette 72e édition, nous sommes allés à la rencontre de ces festivaliers pas comme les autres dont les réponses nous aident à comprendre pourquoi Cannes bénéficie depuis si longtemps de cette indéfectible aura internationale.

Jean-Marc Thérouanne, délégué général et cofondateur du Festival international des Cinémas d’Asie (FICA) de Vesoul, est un habitué de Cannes, qu'il fréquente depuis plus de vingt ans. Pour lui et pour son équipe, cette quinzaine sur la croisette revêt une importance primordiale à la fois pour découvrir les films qui figureront peut-être dans la sélection 2020 du FICA, mais aussi pour tisser et entretenir des liens étroits avec les professionnels du cinéma de tout le continent asiatique.


Ecran Noir : Cannes est-il un rendez-vous incontournable dans votre agenda ? Depuis quelle année ?

Jean-Marc Thérouanne : Cela est une évidence, j’y viens avec Martine Thérouanne, la Directrice du Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul, depuis 1997, c’est à dire depuis 23 ans sans discontinuer. Et, depuis 2010, deux très proches collaborateurs, Bastian Meiresonne, directeur artistique, et Marc Haaz, responsable du département technique du FICA, nous accompagnent. Il y a tant de choses à faire à Cannes qu’être quatre n’est pas de trop !

EN : Pourquoi y allez-vous cette année ? En quoi va consister votre présence là-bas ? Avez-vous des attentes ou un but particulier ?
JMT : Parce que cela est indispensable d’y être quand on est dirigeant d’un festival comme le nôtre. Le Festival International des Cinémas d’Asie de Vesoul est considéré comme l’un des quatre festivals socles par le CNC, en raison de sa spécificité. Il fait partie, en France, de la vingtaine de festivals de cinéma soutenus, en national, par le CNC.

Nous y allons donc pour peaufiner notre toile relationnelle avec les producteurs de films des cinémas d’Asie de toute l’Asie géographique, de l’Oural à l’océan pacifique et du canal de Suez à l’océan indien. Cannes étant le plus grand marché du film du monde, il permet d’entretenir les contacts aussi bien avec Israël Film Fund, qu’avec la Fondation Liban, Iranian Independents, Taiwan Cinema... Nous y allons aussi pour rencontrer les institutionnels des pays d’Asie, les représentants des festivals d’Asie, mais également les distributeurs français, les institutionnels français, les partenaires du festival... Quand on s’est vu et qu'on a parlé, même brièvement, lorsqu'après on se recontacte pour finaliser des projets, les rapports humains sont... plus humains. Nous allons aussi à Cannes pour rencontrer des critiques, des acteurs, des réalisateurs... Cela permet d’établir des contacts pour bâtir les différents jurys des futures éditions du FICA.

Nous y allons enfin pour assister les professeurs et les élèves de l’option Arts visuels du lycée Edouard Belin de Vesoul, qui se rendent à Cannes. Certains de ces élèves font partie du Jury Lycéen du FICA. Le lycée Edouard Belin est partenaire depuis l’origine du FICA. Celui-ci est un passeur d’images, cela fait partie du travail pédagogique d’un festival.

EN : Et puis il y a les projections...
JMT : Bien évidemment, nous y allons aussi pour voir des films ! Notamment les films des pays d’Asie répartis dans les différentes sections de la sélection officielle mais aussi des sections parallèles. Pour éviter le formatage de notre regard par les cinématographies asiatiques, nous nous astreignons à voir la totalité des films de la compétition officielle. Il est important d’avoir une connaissance du cinéma mondial, et puis voir les œuvres des plus grands réalisateurs au monde, c’est un plaisir incommensurable, bien qu’il soit très difficile de pouvoir obtenir des billets pour les voir au Grand Théâtre Lumière quand on est directeur de Festival car nous sommes accrédités « Institutions Culturelles ».

Pour pouvoir voir le maximum de films importants et de rencontrer le maximum de personnes dans le temps incompressible des douze jours du Festival, il est indispensable de bâtir un emploi du temps grand format permettant d’avoir une vision globale des projections des films indispensables et des rencontres professionnelles incontournables [à voir sur la photo]. La maîtrise de la gestion du temps est un élément essentiel dans la stratégie à mettre en place pour réussir une édition cannoise. Cannes, c’est un peu « Marathon Man » !

EN : Avez-vous le souvenir d'une rencontre ou d'un événement décisif durant le festival par le passé ?
JMT : Le réalisateur hongkongais Stanley Kwan avait remporté le Cyclo d’or à Vesoul, en 2002, pour son film Lan Yu. Stanley n’avait pu rester jusqu’à la fin du festival vésulien. Nous lui avons donc remis le Trophée lors de la Hong Kong Night plage du Carlton. Stanley, tout joyeux, nous a fait entrer dans la tente VIP, c’est ainsi que mon épouse Martine, notre collaboratrice Martine Armand et moi, avons passé deux heures à discuter avec Michelle Yeoh, Maggie Cheung, Tony Leung Chiu Wai et Jia Zhang-ke. C’est un souvenir inoubliable. Cela nous a permis de faire venir Jia Zhang-ke, en compétition au 11e FICA, avec son film The World, et de bâtir une rétrospective Stanley Kwan au 14e FICA.
Une fois que l’on rencontre les personnes, cela est plus facile pour bâtir des projets et les inviter ! En 23 ans de Cannes, nous avons une foule de souvenirs marquants. En douze jours, on vit une multitude de rencontres, naturellement très brèves mais très intenses : Wong Kar Waï, Kore-eda Hirokazu, Naomi Kawaze, Hou Hsiao-hsien, Nadine Labaki, Abbas Kiarostami... mais aussi Gérard Depardieu, Catherine Deneuve, Agnès Varda... On vit la dilatation et l’intensité du temps dans sa brièveté.

EN : En quoi le festival et son marché se distinguent-ils selon vous des autres festivals internationaux que vous avez l'habitude de fréquenter ?
JMT : Le Festival de Cannes est très sélectif quant à sa programmation officielle qui compte une centaine de films en tout (compétition, hors compétition, Un Certain Regard, séance spéciale, Cannes Classics). Il diffère ainsi de Berlin, Busan, Toronto, Locarno, Rotterdam, ceux-ci présentant plusieurs centaines de films par édition.
En ce qui concerne le Marché du film, c’est vraiment le plus grand marché du monde. Il permet de faire le tour de la terre de la profession dans un espace resserré. Tous ceux qu’il faut contacter sont là. Cela permet de diffuser notre matériel de communication pour nous faire connaître et reconnaître, et de récupérer le maximum de documents cinématographiques dont nous avons besoin pour préparer les prochaines éditions du FICA Vesoul.

EN : Comment voyez-vous la sélection asiatique cette année ?

JMT : J’ai dix-sept films asiatiques à voir ! Trois réalisateurs confirmés en compétition, dont je suis la carrière depuis l’origine. A Un Certain Regard, Midi Z poursuit son petit bonhomme de chemin, à la Quinzaine des Réalisateurs il y a deux poids lourds au style et à la carrière bien différents (Lav Diaz et Takashii Miike). La réalisatrice afghane Shahrbanoo Sadet, revient avec son second long, elle fait son trou patiemment, pas à pas. J’aurai aussi plaisir à découvrir le réalisateur Zu Feng à Un Certain Regard, Johnny Ma à la Quinzaine, et Gu Xiaogang à la Semaine, les réalisateurs chinois sont toujours très intéressants. Je me réjouis d’avance d’aller à Cannes Classics voir le film chinois restaurée de Tao Jin et le film géorgien d’Eldar Shengelaia, réalisateur à l’humour décapant. Les deux autres films classiques asiatiques, je les connais, ils sont excellents. Je m’étonne qu’il n’y ait pas en sélection de films venus de Turquie, d’Iran, d’Inde, d’Asie centrale, notamment du Kazakhstan, il y a des réalisateurs talentueux dans ces pays.

Cannes 2019 : le jury de la Critique internationale

Posté par wyzman, le 11 mai 2019

A trois jours du coup d’envoi de la 72e édition du Festival de Cannes, le jury du prix FIPRESCI vient d’être dévoilé.

Jury international

Comme chaque année, le prix FIPRESCI (parfois appelé Prix de la critique internationale) est remis par la Fédération internationale de la presse cinématographique et a pour ambition de récompenser un cinéma de genre particulièrement original. Depuis 2002, plusieurs films sont récompensés au terme du Festival de Cannes : un film de la compétition officielle, un film Un Certain regard et un troisième choisi entre les sections parallèles (Quinzaine des Réalisateurs ou Semaine de la critique). L’an dernier, ce sont Burning de Lee Chang-dong (compétition), Girl de Lukas Dont (Un Certain regard) et One Day de Zsófia Szilágyi (Semaine de la critique) qui ont reçu les honneurs des critiques internationaux membres du jury FIPRESCI.

Présidé par le critique portugais Paulo Portugal, le jury de cette année compte en son sein : Ann Lind Andersen (Danemark), Gideon Kouts (France), Jan Storø (Norvège), Alissa Simon (USA), Marie-Pauline Mollaret (France), Niels Putman (Belgique), Naama Rak (Israël), Sadia Khalid (Bangladesh). Pamela Bienzobas sera en charge de la coordination. Remis dans une dizaine de festivals, le prix FIPRESCI est souvent annonciateur du palmarès final du Festival de Cannes mais également de la Berlinale, de la Mostra de Venise ou encore du TIFF.

[Dossier] Cannes, centre du monde cinématographique ? — Episode 2 Rencontre avec Ron Dyens, producteur chez Sacrebleu productions

Posté par MpM, le 11 mai 2019

Le Festival de Cannes, ses palmiers, son tapis rouge et ses paillettes… Il y a des images dont on a parfois du mal à se défaire. Pourtant, si certains considèrent Cannes comme le plus grand festival du monde, et si des professionnels du monde entier s’y précipitent chaque printemps, ce n’est pas pour aller à la plage. Qu’est-ce qui fait que le Festival occupe cette place privilégiée dans l’agenda de la planète cinéma, et qu’il s’impose chaque année comme le centre de ce petit monde ? Et au fait, comment “vit-on” Cannes lorsqu’on est producteur, distributeur, organisateur de festival ou réalisateur ? A quelques jours de l’ouverture de cette 72e édition, nous sommes allés à la rencontre de ces festivaliers pas comme les autres dont les réponses nous aident à comprendre pourquoi Cannes bénéficie depuis si longtemps de cette indéfectible aura internationale.

Avec dix sélections à Cannes depuis la création de sa société Sacrebleu Productions en 1999, Ron Dyens est un habitué du festival de Cannes, et des grands festivals internationaux en général. De retour cette année avec le court métrage d’animation L’Heure de l’ours d’Agnès Patron, sélectionné en compétition officielle, et après avoir présenté l’un de nos coups de coeur de l’an dernier, La Chute de Boris Labbé, à la Semaine de la Critique en 2018, il nous parle de “son” festival de Cannes.


Ecran Noir : Quel est votre rapport à Cannes ? Est-ce un rendez-vous incontournable dans votre agenda ?
Ron Dyens : Oui, Cannes est un rendez-vous incontournable déjà au vu de la variété des films. Avec les différentes compétitions, qui se croisent, on a la chance d’assister à un cinéma pluriel, un état des lieux du cinéma mondial. Rien que pour ça c’est intéressant d’y aller, d’autant que tous les films présentés ne trouvent pas nécessairement après coup leur place dans les salles. Le premier attrait est donc cinéphilique. Ensuite, il y a toujours ce paradoxe qu’il est parfois plus facile de voir des vendeurs ou des distributeurs à Cannes qu’à Paris. Pour les rendez-vous, c’est donc aussi un lieu incontournable. Enfin, j’ai une histoire un peu personnelle avec le festival puisque j’ai la chance d’avoir eu un film sélectionné à Cannes en 2003 en tant que réalisateur, à la Semaine de la Critique. Puis, en 2005 nous avons eu, toujours à la Semaine de la Critique, notre premier film d'animation [Imago de Cédric Babouche]. Forcément pour nous ça a été une rampe de lancement vraiment importante !

EN : Vous y serez à nouveau cette année avec un court métrage que vous avez produit, L'heure de l'ours d'Agnès Patron, qui figure en sélection officielle. Que change cette sélection pour lui ?
RD : Commencer sa carrière à Cannes est indéniablement un plus pour un film, même si évidemment il est difficile de prédire une carrière avec ou sans cette sélection. D’ailleurs nous vivons une situation paradoxale pour ce film, puisqu’il n’a pas été sélectionné à Annecy où il y a plus de place pour l’animation, alors qu’il l’a été à Cannes parmi 4200 films reçus… Mais j’espère qu’il va avoir une jolie carrière, car il est assez hypnotique de par sa musique et son choix d’animation. Il est sans dialogue et il a un discours universel… C’est un film symbolique aussi. Des ingrédients qui personnellement influent sur mes choix de films.

Après, bien sûr, je pense que la sélection va aider le film, car on commence déjà à recevoir des propositions de distribution, des demandes de la part de festivals qui veulent le voir… Il y a un petit buzz. Mais le gros buzz, ce serait évidemment de recevoir la Palme d’or. Je l’ai vécu avec le film de Serge Avédikian, Chienne d'histoire. C’est un court métrage qui initialement avait été refusé par de grands festivals avant sa présentation à Cannes, où il a eu la Palme d’or. Du jour au lendemain, on a eu des demandes dans le monde entier. On a dû à l’époque fabriquer plus de 40 copies en 35mm puisque tout le monde le voulait… Un tel prix c’est aussi un engagement technique et financier à assumer dans la foulée ! On voit bien que c’est un accélérateur général pour le réalisateur et pour le producteur. On l’a vu aussi avec Céline Devaux, qui a tout de suite été contactée par des boîtes de production de longs métrages suite à sa sélection avec Le repas dominical [en 2015].

EN : On dit souvent que pour un premier long métrage, il est essentiel d’être à Cannes en terme de visibilité. Est-ce la même chose pour le court ?
RD : Cannes est important, il crée un focus indéniable. Et évidemment cela peut être un tremplin pour le passage du court au long. C’est là où Cannes est évidemment important pour le court. Pour les courts d’animation c’est un peu différent. Les réalisateurs d’animation ne sont pas dans la course à l’échalote pour faire un long métrage dans la foulée de leurs courts. Ce qui les intéresse, c’est de faire des films. Ça prend tellement de temps de faire de l’animation, que réaliser un long métrage, c’est quasiment entrer au couvent ! Donc pour eux, la priorité c’est davantage de faire des expériences cinématographiques. Après, pour revenir à Cannes, des expériences se mettent clairement en place pour favoriser la porosité du court au long, notamment au sein du Short Film Corner (rencontres entre professionnels du court et du long, expertises, etc.).

EN : D'une manière générale, en tant que producteur, en quoi consiste habituellement votre présence à Cannes? Avez-vous des attentes ou des buts spécifiques ?
RD : C’est compliqué parce qu’on a envie de faire plein de choses à Cannes ! Il y a un effet miroir aux alouettes. Beaucoup de choses qui brillent, beaucoup de sollicitations… C’est à la fois un lieu de festivités et un lieu de travail. Il faut préparer son festival de Cannes. C’est un endroit où l’on signe les contrats, bien sûr, mais les grandes annonces faites à Cannes sont souvent signées avant, et l’annonce est faite pendant le festival. Cannes c’est plus l’occasion de rencontrer des personnes, de préparer le futur, de sentir l’air du temps. C’est aussi intéressant de se balader dans le marché et de voir les affiches des films étrangers. Voir comment les films sont “travaillés”. A l’étranger, le cinéma peut être envisagé de manière radicalement différente. Si on reste seulement sur son prisme franco-parisien, on rate des choses, notamment dans les films qu’on choisit en tant que producteur. C’est important de se dire : “tiens, comment le film pourrait être perçu à Dakar, à Montréal, au Japon ?”. Essayer de se mettre à la place des gens, des spectateurs. Je pense même que c’est le principal travail d’un producteur. Si on ne s’intéresse pas à la manière dont sont organisées et perçues les autres cinématographies, on rate quelque chose sur sa propre cinématographie.

EN : Est-ce que cela peut aussi arriver de voir un court métrage et de penser : “cet auteur, j’ai envie de le produire” ?
RD : Alors c’est un petit peu compliqué, surtout à Cannes, parce qu’il y a quand même toujours une notion de respect du producteur qui a produit le film. Si je vois un film qui me plaît beaucoup, je peux aller le dire, au réalisateur et au producteur. Ça fait évidemment toujours plaisir. Ce qui peut arriver aussi, avec les films étrangers, c’est une potentielle coproduction sur le projet suivant ou sur un éventuel long à venir.

EN : Avez-vous le souvenir d'une rencontre, d'une découverte ou d'un événement décisif durant le festival par le passé ?
RD : Sur Tout en haut du monde [de Rémi Chayé], il ne nous manquait quasiment plus qu’un vendeur international. On avait eu quelques pistes qui ne s’étaient pas concrétisées, et puis un soir, on s’était retrouvé dans un dîner organisé par la société Urban Distribution. A un moment, on a présenté le trailer du film sur mon ordinateur, et toute l’équipe d’Urban a adoré. Quand le “big boss” est arrivé, Frédéric Corvez, toute son équipe lui a dit : “il faut que tu regardes ! c’est mortel !”. Il a regardé puis il a sorti son chéquier et il a dit “XXXXXXX euros !”. Et le temps s’est arrêté… Bon, on a continué à discuter après, évidemment, mais c’était très drôle, parce que c’est exactement l’image qu’on se fait de Cannes. Un geste très “grand seigneur”, complètement improbable, et qu’on raconte après en se disant “ah oui, c’est Cannes. C’est donc possible”. C’est beau, pas seulement par rapport au montant (quoique…), mais déjà par rapport au geste.

J’ai une autre anecdote qui est sympa aussi, c’est quand le court animé de Cédric Babouche a été sélectionné en 2005 à la Semaine de la Critique. A l’époque, les courts métrages passaient en premier partie des longs. Ce n’était pas “ghettoïsé”, et les journalistes “longs métrages” venaient voir aussi les courts. On est passé en première partie du film Me, myself and I de Miranda July, distribué par MK2, qui a fini par avoir la caméra d’or. Et le lendemain, je reçois un coup de fil de l’attachée de presse de MK2, qui me dit : “Nathanaël Karmitz veut absolument voir ce court métrage”. On ne savait pas pourquoi. Et en fait, ce qui s’était passé, c’est qu’il y avait eu un article dans Libération où on parlait plus de notre court métrage et de la renaissance de l’animation française que du long de Miranda. Ça avait intrigué Nathanaël, on s’était rencontré dans la foulée et on avait failli collaborer ensemble à l’époque, pour faire un long métrage. Évidemment ça fait hyper plaisir. Ça prouve que ça peut vraiment être un ascenseur artistique d’être à Cannes et d’avoir cette fenêtre de visibilité.

EN : En quoi le festival et son marché se distinguent-ils selon vous des autres festivals internationaux ? Qu’est-ce qui fait que Cannes a cette aura supérieure à des festivals comme Berlin ou Venise ?
RD : Je pense qu’il y a plein de choses qui peuvent expliquer ça. D’abord, à l’époque de la création du Festival, il n’y avait pas tous les festivals qu’il y a aujourd’hui. Il y a donc une antériorité qui donne une forme de légitimité. Aussi il y a une image de la France, une sorte d’attraction pour le pays. Il y a eu aussi toujours une certaine audace qui a accompagné les sélections, avec ce désir de faire un état des lieux du cinéma. Tarkovski, par exemple et d’autres films qu’il était très difficile de faire sortir de leur pays, comme Yol de Gören et Güney, ont trouvé leur place à Cannes. En plus, Cannes a cette capacité à faire sa mue régulièrement, à se réinventer, à créer des sections parallèles comme la Semaine, la Quinzaine, l’ACID… Il y a également beaucoup de films français ou coproduits par la France qui sont ainsi présentés à Cannes. La France a indéniablement une relation particulière avec le cinéma. Toutes ces raisons se sont agrégées pour faire ce qu’est Cannes aujourd’hui. Toute la question va être maintenant de faire face aux nouveaux combats qui arrivent, comme celui face à Netflix et la sortie en salles de films produits par les télévisions et les sites. Mais bon, ce n’est pas le premier combat et ce ne sera pas le dernier pour Cannes, il ne faut pas s’inquiéter outre mesure.