Françoise ou la race des Seigner

Posté par benoit, le 17 octobre 2008, dans In memoriam.

Françoise Seigner 446e sociétaire de la Comédie Française, Françoise Seigner, fille de Louis et tante d’Emmanuelle et de Mathilde, incarne avec rondeurs et énergie les grandes soubrettes de Molière. Orfèvre de l’art dramatique, elle met son expérience au service des oeuvres de Racine, Corneille, Carlo Goldoni, Nathalie Sarraute, Georges Bernanos, Italo Svevo, Henry James… Pendant vingt ans, Françoise Seigner met en scène et interprète Madame Gervaise du Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc de Charles Péguy. Sans nul doute le rôle de sa vie. Elle s’est éteinte le 13 octobre à l’âge de quatre-vingt ans.

Chère Françoise,

Il y a une vingtaine d’années, vous animiez un stage d’art dramatique. Son thème : la modernité des classiques. Vous vous éloigniez alors de la Comédie Française que vous lapidiez à coup de phrases laconiques et acerbes. Au plus profond, très souffrantes.

Je m’étais retrouvé là dans des circonstances un peu particulières. Cherchant pour l’une de vos mises en scène un "jeune premier" - c’était encore le temps de ce genre absurde de ségrégation nommée "emploi" - vous m’aviez invité à travailler avec un autre comédien afin de choisir lequel vous conviendrait le mieux. Ce stage se transformait donc en audition. Ironie de ce métier qui n’en manque pas, il me semble que ni mon concurrent, ni moi n’avons été choisis et que votre projet n’a jamais vu le jour…

J’ai le souvenir de nombreux participants dont votre nièce Mathilde, déjà forte en gueule, au teint d’abricot et qui ressemblait à l’époque comme deux gouttes d’eau à Sophie Marceau. Mais le monstre sacré, c’était vous, car sur scène vous étiez sacrément, fabuleusement monstrueuse, Françoise. Comme dans une arène, vous réunissiez à vous seule l’expertise du toréador, la robustesse du taureau, la précision et la justesse de la banderille plantée.

L’emploi de jeune premier me posait des problèmes. Je vous avais fait part de mon horreur du larmoyant et du pathos. Alors, nous avons rigolé ensemble grâce à Molière. Vous dans Dorine, moi dans Cléante du Tartuffe. Vous m’avez soutenu, dopé de vos éclats tonitruants, gigantesques, surhumains. Soudain, phénomène physiologique oblige, des larmes sont nées de mes rires. D’un coup, la fureur vitale de votre regard s’est évanouie. D’une voix qui enrobait chaque mot de miel, vous avez soupiré en prenant la salle à témoin : "Eh bien, voilà. On en fera peut-être quelque chose de celui-là…" Grâce à vous, j’avais réussi à pleurer.

J’habitais déjà la planète cinéma. Vous, vous revendiquiez à tout craint l’universalité du théâtre. J’aimais vous asticoter. Vous ne manquiez jamais de râler, de grogner. Mais quand j’évoquais Truffaut qui vous avait offert le rôle de Madame Guérin, la gouvernante de L’enfant sauvage, vous murmuriez invariablement : "Ah, FrançoisAh, François…"

À la fin du stage, vous avez dressé le portrait de chacun des participants. Beaucoup tremblaient car, ignorante de la langue de bois mais toujours bienveillante, vous découragiez le plus motivé en lui certifiant que vos mots étaient moins cruels que la réalité du métier de comédien. Arrivé à mon tour, un rictus s’est dessiné sur votre visage de matrone diabolique à la Garcia Marquez. Prenant des temps de sociétaire, vous m’avez dit : "VousOh, vousC’est différentC’est autre choseC’est à part…" Vous aviez raison, Françoise, même s’il me fallut encore quelques années avant de comprendre que j’avançais claudiquant dans la lumière et que l’ombre m’éclairerait bien mieux.

Je viens d’apprendre que vous êtes partie. Où ça ? Au ciel comme on dit ?... Si c’est le cas, la prochaine fois que j’entendrai tonner, je me dirai : "Tiens, c’est LA SEIGNER, la reine des soubrettes, qui met de l’ordre dans les nuages telles Toinette, Dorine ou Frosine…" Et si jamais il se met à pleuvoir, alors j’éclaterai de rire. Promis. Je vous embrasse aussi fort que je vous remercie.

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commentaires3 commentaires
  1. Posté par olivier vigerie, le 18 octobre 2008 à 11:52

    Quel bel hommage !
    Merci pour votre plume drôle, émouvante.

  2. Posté par sophie, le 19 octobre 2008 à 11:40

    Holaa bel hommage , vraiment merci ! Le talent , eau et feu à la fois , oxygène vital ! Sophie.

  3. Posté par Cedric Colas, le 20 octobre 2008 à 1:11

    Merci Benoit pour ce témoignage. J’étais à ce stage aussi, et je m’en souviens avec force et émotion. J’entends encore Françoise parler à chacun, en remettant sa mèche de temps en temps. J’entends encore sa voix, et son conseil essentiel pour ce métier, qu’elle martelait régulièrement: A-mu-sez vous! Je l’entends encore aussi dans Péguy, dans Racine, « Approchez-vous Néron et prenez votre place », alors qu’aucun spectateur de la Salle Richelieu n’aurait eu l’idée de moufter. On n’aurait pas entendu une mouche voler, car elle n’aurait pas osé non plus. Et son rire, dans la Trilogie de la Villégiature de Goldoni, mis en scène par Strehler, et dans Roméo et Juliette, à Lyon, dans le Théatre Antique de Fourvière, mis en scène par JP Lucet, où elle m’avait fait engager: son rire y était extraordinaire. Elle jouait la Nourrice de Juliette. Et quand celle-ci était endormie par un breuvage lui donnant une apparence froide et inerte, Françoise hurlait un « Elle est morte!! » tellement vrai et fort, que les fenêtres, au loin, s’allumaient, dans les immeubles alentour. 19 ans après, je suis encore sous le coup de cette force qui me donnait la chair de poule. Elle était une grande comédienne, et les cinéastes, sans doute, comme souvent, sont passés à côté.

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